A contre-courant. 2013, la Classe Forbes

Par Omar Saghi

On apprend avec joie que plusieurs Marocains figurent cette année dans le classement Forbes des grandes fortunes mondiales. La richesse des Marocains les plus riches a encore augmenté ces dernières années. Voilà qui, répété à l’envi, flatte l’orgueil national. La vanité, qui gonfle les poches crevées, brouille aussi le jugement économique. Que nous dit un tel classement ? Que le Maroc, fort d’une brochette de milliardaires, est désormais un pays émergent, au même titre que la Chine ou le Brésil ? Grave erreur. Le Maroc, depuis quelques années, enregistre un taux de croissance annuel de l’ordre de 4 à 5%, dans les versions hautes et optimistes. Pour la même période, le nombre de milliardaires et de millionnaires marocains, ainsi que la richesse qu’ils concentrent, réalisent des taux de croissance soutenus. Inutile d’être grand économiste pour en tirer la leçon : dans une économie dont la valeur globale augmente lentement, le gonflement de la richesse à l’une des extrémités indique un approfondissement des inégalités joint à un tassement général du niveau de vie.

C’est une évidence : le peu de richesses que le pays crée a tendance à se concentrer fâcheusement entre quelques mains, depuis quelques années. Voilà ce que le classement Forbes ne dit pas. Et pour cause. Forbes, comme Bloomberg Bilionaires, comme d’autres magazines ou indices, sont le visage avenant et technique de l’économie contemporaine : l’enrichissement des sociétés actuelles est profondément inégalitaire, il se fait massivement au bénéfice de ceux qui sont déjà pourvus en capital, à la différence de la croissance des années 1950 et 1960, qui a contribué à réduire les disparités en distribuant la richesse produite sur l’ensemble des acteurs économiques. L’un des signes les plus éclatants, les plus glamours de cette croissance particulière, est la multiplication du nombre de milliardaires. Alors que le niveau de vie stagne parmi les classes moyennes, les milliardaires font prospérer leurs affaires.

Les classements des hommes les plus riches, des dépenses les plus extravagantes, des yachts les plus coûteux, font fureur de nos jours. Cet intérêt pour les très riches n’est pas une simple lubie des médias. Il dévoile en voilant, comme toute idéologie. Il pointe du doigt le lieu où la croissance se réalise de nos jours, au sommet. Les milliardaires sont de plus en plus nombreux, même dans des pays à croissance modérée ou nulle. Par ailleurs, le classement masque la signification réelle d’un tel phénomène : plutôt que de souligner la fonction du très riche comme éponge à capital, qui aspire la plus-value en asséchant le marché, la manie classificatoire joue du kitch du milliardaire. Elle maquille de strass et de paillettes la tendance monopolisatrice actuelle.

Les Marocains, qui sont heureux d’apprendre que Chaabi, Akhannouch ou Benjelloun ont augmenté leur fortune, devraient s’interroger sur ce paradoxe national : leur pays, un des moins riches de la région, est surreprésenté parmi les milliardaires arabes, coudoyant les pays du Golfe. Voilà qui en dit long sur le partage des richesses au Maroc. Il n’y a pas très longtemps, quand on parlait encore de classes sociales, on distinguait classe en soi et classe pour soi, classe mobilisée, virtuelle, d’appartenance ou de référence… Je propose modestement que les statisticiens marocains introduisent dans leur nomenclature la classe Forbes, là où la maigre plus-value nationale est aspirée par une demi-douzaine de noms.