Pouvoir. Duels au sommet de l’Etat

Zoom sur une des particularités de notre système politique  : un roi qui trône, seul, au-dessus de la mêlée ; des ministres, des conseillers et des collaborateurs qui évoluent en duos ou se battent en duel.

La Constitution de 2011 a consacré ce qu’il convient d’appeler une constante du régime politique marocain : la monarchie est la clé de voûte du système institutionnel. En ces temps de troubles révolutionnaires – et c’est là un paradoxe–, cette évidence ne peut néanmoins être assumée officiellement, du moins pas sans restrictions. L’exigence démocratique a donc fait émerger des contre-pouvoirs. Le Premier ministre, d’abord responsable devant le roi, est par exemple devenu officiellement un Chef du gouvernement qui répond régulièrement aux questions du parlement. L’unicité flagrante du pouvoir marocain tend ainsi à se faire passer pour un système dualiste. C’est du moins le meilleur moyen que nous avons trouvé pour nous arrimer à la démocratie. Or, que nous dit le manuel du parfait politologue ?
 
La dualité du pouvoir
 
Pierre Pactet, véritable référence en droit constitutionnel, a fait une typologie des régimes parlementaires à travers le monde (le Maroc n’est-il pas officiellement une « monarchie parlementaire » ?). Et une des catégories qu’il distingue colle étrangement au cas marocain : « En régime parlementaire dualiste, le gouvernement est non seulement responsable devant la ou les assemblées, mais aussi devant le Chef de l’Etat, qui participe donc activement à l’exercice du pouvoir ». Le professeur de droit note qu’« un tel système ne peut fonctionner correctement que si le Chef de l’Etat et la majorité parlementaire appartiennent au même parti ». Il explique plus loin que le régime parlementaire dualiste est critiqué : « Il ne présente aucun des avantages attendus du régime parlementaire puisque d’une part, il met directement en cause le Chef de l’Etat et que, d’autre part, il peut conduire à un blocage des institutions ». Et de conclure : « Le régime parlementaire dualiste a été abandonné par tous les pays qui l’ont pratiqué ». Or c’est à ce même système que fait mine de s’arrimer la monarchie marocaine. C’est dire l’impasse dans laquelle se trouve la construction d’un système démocratique pérenne proprement marocain.
 
La centralité de l’institution monarchique et son caractère unique s’accompagnent néanmoins, aux échelons suivants de la hiérarchie du pouvoir – et c’est là un second paradoxe –, d’une ingénieuse dualité, qui peut prendre la forme d’une perpétuelle concurrence entre personnes (El Himma-Majidi), d’un contrôle institutionnel par l’instauration de contre-pouvoirs (Banque centrale-Finances), d’une rivalité entre ministères (Intérieur-Affaires étrangères), d’une stratégie d’influence (cabinet royal-gouvernement), etc. Cette dualité n’est pas forcément un dysfonctionnement, elle n’est pas non plus toujours néfaste et peut même participer d’un mécanisme sain et normal de contrôle. Elle bénéficie néanmoins à la monarchie qui semble flotter au-dessus de l’arène politique, tout en tirant les ficelles des duels auxquels se livrent certains des duos qui nous gouvernent : un arbitre qui ne tranche pas un litige a sans doute ses raisons… C’est en tout cas l’un des enseignements de Machiavel qui a professé que pour régner, il valait mieux diviser. L’institution monarchique marocaine n’aurait fait que perfectionner et préciser ce précepte : diviser par deux.
 
 

ILS SE PARTAGENT…  L’ACCÈS AU ROI

 

  • Majidi-El Himma. chambre à part

Tout le Maroc connaît ces deux-là. Une note diplomatique américaine rendue publique par Wikileaks nous a même confirmé que tout investisseur étranger désireux de s’offrir quelques babioles au Maroc devait faire leur connaissance pour espérer parvenir  à  ses fins. C’est un fait, ils sont les deux plus proches collaborateurs du roi. Et, à ce titre, ils sont considérés comme les plus puissants. Sauf qu’ils ne sont immunisés par aucune sacralité. Une des raisons sans doute qui expliquent qu’on a vu leurs noms régulièrement conspués lors des manifestations du Mouvement du 20 février. Contrairement à son compère, Mounir Majidi jouit d’une confortable ancienneté dans les différents postes qu’il occupe : directeur du secrétariat particulier du roi, président du holding royal SIGER, patron de FC Com, société leader dans l’affichage public… Fouad Ali El Himma, lui, a beaucoup plus bourlingué avant d’atterrir finalement au cabinet royal. D’abord secrétaire d’Etat et ministre délégué à l’Intérieur, puis député, dirigeant de parti et, enfin, conseiller du roi depuis 2011. Aujourd’hui, les deux hommes se partagent l’accès à Mohammed VI ainsi que les deux principales sphères du pouvoir : à El Himma, le monde politique ; à Majidi, celui du business. Leur rivalité n’est un secret pour personne et elle a déjà fait plusieurs victimes, dont l’exemple le plus marquant est sans aucun doute le limogeage brutal, en 2009, de Mustapha Bakkoury, alors directeur général de la CDG. En pleine conférence, l’actuel patron du PAM avait reçu par texto le communiqué de la MAP annonçant son remplacement. Viré par Majidi, Bakkoury n’a pas tardé à se ranger officiellement dans la bande à El Himma.

ILS SE PARTAGENT… LA CONDUITE DU GOUVERNEMENT

 

  • Mezouar-Benkirane. Mariage de raison

Ces deux-là aussi rêvent de la même chose. Abdelilah Benkirane pensait avoir réussi le plus dur en remportant les élections législatives de 2011 malgré la campagne musclée menée par Salaheddine Mezouar. Ayant déjà chipé la place de son prédécesseur à la tête du RNI grâce à un putsch mené tambour battant début 2010, celui-ci a néanmoins réussi le come-back le plus rapide de notre histoire politique récente. Ejecté du gouvernement par la fenêtre, car soupçonné de trafic d’intérêts, Mezouar est revenu par la grande porte, blanchi par la justice. Il a gagné en prime, grâce à son nouveau portefeuille des Affaires étrangères, une stature internationale. Ce qui fait presque de lui un « Chef de gouvernement bis » et un candidat de poids pour la succession de Benkirane. L’actuel Chef du gouvernement le sait bien, lui qui doit désormais composer avec cet adversaire de l’intérieur, un allié dont il n’est pas sûr qu’il soit plus fidèle au PJD que l’Istiqlal de Hamid Chabat. Depuis deux ans qu’il est en fonction, la marge de manœuvre de Benkirane a objectivement rétréci. Quelques mois après son entrée en fonction, il dénonçait l’interventionnisme des conseillers du roi, désormais il se contente de boire le calice en silence. Pendant ce temps, Mezouar, en homme pressé, piaffe d’impatience. Mais sur la ligne de départ se dresse un troisième candidat, Bakkoury, jusqu’ici relégué à la direction du plan solaire, un désert politique dont il aimerait bien sortir à la faveur des prochaines élections législatives.

ILS SE PARTAGENT… L’IMAGE À L’INTERNATIONAL

  • Mansouri-Fassi Fihri. Opération séduction

Les deux hommes sont réputés bons communicants, fins connaisseurs des arcanes du Makhzen et habiles négociateurs. Ils sont le visage qu’aime montrer le Maroc quand il a besoin de séduire et de persuader son monde. A la tête de la DGED, Yassine Mansouri, ami d’enfance du roi et ancien camarade du collège royal, chapeaute la guerre des mots à laquelle se livre le Maroc sur la scène internationale : une guerre courtoise, celle de la communication et de la veille informationnelle, à coups de publications orientées, de briefings de journalistes étrangers, de petits off distillés ici et là. Le tout se fait toujours dans la discrétion la plus absolue, Mansouri, adepte de la diplomatie souterraine, ne faisant parler de lui qu’en de très rares occasions. Taïeb Fassi Fihri a au contraire été sous le feu des projecteurs pendant une décennie. En tant que ministre des Affaires étrangères de 2002 à 2012, il a été le visage de la diplomatie marocaine. Preuve de la satisfaction qu’il a donnée à ce poste, Mohammed VI a fait de lui son conseiller. Plus que jamais, il est l’homme fort de la diplomatie marocaine. Seule faiblesse peut-être, qui lui vaut beaucoup d’ennemis, la trop grande visibilité de sa famille, la nébuleuse Fassi et Fassi Fihri, et plus particulièrement celle de son fils Brahim, fondateur du think tank Amadeus, régulièrement accusé de bénéficier des largesses et du carnet d’adresses de papa. En tout cas, entre Mansouri et Fassi Fihri, pas d’anicroche officielle : tels l’ambassadeur et son épouse ambassadrice, ils savent masquer les (inévitables) scènes de ménage par d’habiles sourires complices.

ILS SE PARTAGENT… LES DOSSIERS PRIORITAIRES

 

  • Belmokhtar-Azziman. L’éducation sentimentale

A un moment où le discours dominant dénonce l’incurie des hommes et des partis politiques, où le roi lui-même a décrit les carences du système éducatif et exhorté le gouvernement à accélérer la cadence, Omar Azziman et Rachid Belmokhtar ont le vent en poupe. Ils n’appartiennent à aucun parti politique et ont plutôt bonne presse. Deux atouts de poids. Nommé conseiller du roi en 2011, à la suite des élections législatives remportées par le PJD, Azziman n’a pas eu une carrière de tout repos. Ce juriste de formation (il a été l’avocat de plusieurs détenus politiques pendant les années de plomb) a été ministre des Droits de l’homme au début des années 1990, puis de la Justice jusqu’en 2002, avant d’être nommé à la présidence du CCDH jusqu’en 2004, date à laquelle il devient ambassadeur en Espagne, pour atterrir en 2010 à la tête de la Commission consultative de la régionalisation. Depuis le 20 août dernier, il est également en charge de la réforme de l’enseignement en tant que président délégué du Conseil supérieur de l’éducation. Belmokhtar sera son interlocuteur principal au gouvernement. Ce n’est pas la première fois que cet ingénieur de formation, fondateur de plusieurs sociétés, président de l’Université Al Akhawayn, pose ses cartons dans le même ministère, puisqu’il fut en charge du dossier de l’Education de 1995 à 1998. Entre Azziman et Belmokhtar, l’union vient d’être scellée, ils vivent pour ainsi dire leur lune de miel. La période est aux consultations en attendant, bientôt, celle des tractations pour les inévitables nominations qui accompagnent la mise en branle de tout chantier de réforme.

 

  • Safir-Sajid. Couple à la ville et à l’écran

Avec l’éducation, la situation de la capitale économique est l’autre dossier chaud du moment. Le discours royal du 11 octobre, consécutif à la nomination du gouvernement Benkirane II, a marqué la fin de la récréation pour les instances de Casablanca. Depuis cette date, le conseil de la ville présidé par Mohamed Sajid a multiplié les réunions, les initiatives et les annonces. Désormais sous le feu des projecteurs et sous étroite surveillance, les membres du conseil de la ville ont été vivement encouragés à reprendre le fil de leur travail et à ne pas faire de Casablanca l’otage de leurs luttes politiciennes. Pour rappel, les réunions du conseil ont été, à plusieurs reprises ces derniers mois, marquées par des différends entre le maire, membre de l’Union constitutionnelle, et ses alliés islamistes du PJD. Malgré tout, Sajid affiche un visage serein, confiant dans sa nouvelle feuille de route. Heureux également du renfort bienvenu de Khalid Safir, ex-secrétaire général au ministère des Finances, nommé wali du Grand Casablanca en lieu et place de Mohamed Boussaïd qui, par un étrange jeu de chaises musicales, a pris les commandes des Finances. Safir n’a pas débarqué en Terra incognita puisque, de 2006 à 2011, il a été gouverneur de la préfecture des arrondissements d’El Fida-Mers Sultan puis Casa-Anfa. Sa nomination et ses premiers pas ont du reste été accueillis positivement par nombre d’observateurs casablancais, qui ont apprécié que le nouveau premier couple de Casablanca se montre ensemble devant les caméras des journalistes.

ILS SE PARTAGENT… LA GESTION QUOTIDIENNE

 

  • Jouahri-Boussaïd. Couple avec enfants à charge

Voici sans doute un duo très complémentaire : la sagesse de la maturité combinée à la force de l’âge. Abdellatif Jouahri, 73 ans, est le gardien des équilibres macroéconomiques marocains, et Mohamed Boussaïd, 52 ans, le « gestionnaire » du budget gouvernemental. Le premier est président de Bank Al-Maghrib depuis plus de dix ans, le second vient d’être nommé ministre de l’Economie et des Finances. A priori, le sage septuagénaire, lui-même ancien argentier du royaume, n’a que de bons conseils à prodiguer au technocrate Boussaïd, diplômé des Ponts et chaussées. Sauf que le couple risque malgré tout de vivre des scènes de ménage. Dans tous les pays du monde, le patron de la banque centrale peut se retrouver en porte-à-faux avec le ministre des Finances, au cas où les décisions politiques viendraient à avoir des conséquences sur la politique monétaire. Avec les prédécesseurs de Boussaïd, le wali de Bank Al-Maghrib a d’ailleurs montré à quelques reprises son désaccord quant à l’analyse de la conjoncture économique. Un désaccord qui prend généralement la forme d’une divergence sur les perspectives de croissance. A ce duo appelé à travailler main dans la main, s’ajoute  un troisième larron, dont la reconduction au gouvernement était tout sauf assurée, mais pour laquelle Benkirane a bataillé ferme. Il s’agit bien sûr de Driss Azami Al Idrissi, ministre délégué au Budget, qui fait lui-même figure de technocrate du PJD et dont l’existence même dans le paysage politique nuance l’emprise sur la scène politique des technocrates et des businessmen affiliés au Palais.

 

  • Ramid-Hassad. Union civile ou religieuse ?

La Justice et l’Intérieur s’entendent rarement très bien. Il est même fréquent, sous tous les cieux, que les médias se fassent l’écho des dissensions qui peuvent advenir entre ministres de l’Intérieur et de la Justice. L’exemple de l’actuel gouvernement français est à cet égard plutôt saisissant, marqué par les désaccords de fond entre la Garde des sceaux, Christiane Taubira, et le locataire de la place Beauvau, Manuel Valls. Au Maroc, les risques de conflits entre Mohamed Hassad, ministre de l’Intérieur sans appartenance politique, et Mustafa Ramid, tenant de l’aile droite du PJD et ministre de la Justice, sont à peine plus ténus. Comment le nouveau ministre de l’Intérieur pourra-t-il par exemple s’entendre avec son homologue de la Justice sur l’enquête promise à propos de la répression violente des manifestants du Danielgate, le 2 août dernier, devant le parlement ? Une chose est sûre, Hassad et Ramid ne boivent pas du même lait. Rien ou presque dans leurs profils ne les rassemble. Le premier est l’archétype du technocrate accompli, le second, un prototype du professionnel de la politique. Le polytechnicien Hassad accumule les fonctions au plus haut niveau depuis les années 1990 et fait aujourd’hui figure de fidèle serviteur de l’Etat, tandis que, malgré l’importance du ministère qui lui a été confié, l’avocat islamiste Ramid peine à rassurer l’establishment traditionnel. Alors, faute de se mettre d’accord sur l’essentiel, peu de chance de voir ce couple convoler en de justes, longues et heureuses noces.

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