Souvenirs. Quand Oum Kalthoum a charmé le Maroc

Par Hicham Houdaïfa

En 1968, le royaume de Hassan II vivait sous l’état d’exception. La diva égyptienne y est venue pour deux concerts. Elle en fera trois et passera plusieurs jours dans notre pays. Elle avait alors 64 ans et a offert au public marocain une de ses prestations les plus réussies.

L’année 1968 a été marquée par la visite d’Oum Kalthoum au Maroc et les trois concerts qu’elle a donnés les 16, 17 et 18 mars au Théâtre Mohammed V de Rabat. Son fameux mawal au milieu de la chanson Houwa Sahih, qui a duré plus de dix minutes, et la réaction époustouflante du public ont fait de cette prestation une des plus émouvantes de la carrière d’Es Sett (la Dame). Pour assister à un concert, le prix du billet était de 300 dirhams, une fortune pour l’époque. Les Marocains se sont regroupés chez le voisin qui possédait une radio pour écouter en direct le tarab de Kawkab Acharq (l’Astre de l’Orient). Les plus chanceux, et surtout les plus riches, ont suivi le concert à la télévision.

Entraînée par la foule

Oum Kalthoum au Maroc, c’est également un voyage à travers plusieurs villes du pays, où elle a été reçue en privé par Hassan II et de grandes familles marocaines. De ce périple, il reste plusieurs vidéos, consultables sur YouTube. On l’y voit faire le tour de l’ancienne médina de Fès ou déambuler dans les rues de Meknès. A Marrakech, une vidéo montre la diva égyptienne avancer au son des youyous, des “Allah Akbar” et de la musique amazighe jouée spécialement pour elle. Des centaines de musiciens et de danseurs sont venus accueillir Es Sett, qui n’a pas hésité à taper des mains et danser avec les membres d’une troupe d’ahwach. “A Jamaâ El Fna, les gens, l’ayant reconnue,  scandaient ‘Oum Kalthoum’ et entouraient la voiture. Quand le chauffeur a décidé de quitter la place, il s’est aperçu que la foule soulevait le véhicule et que les roues tournaient dans le vide. Il a fallu l’intervention des forces de l’ordre pour nous libérer. Elle était ravie et ne cessait d’adresser gestes et sourires à ses admirateurs”, témoigne Khadija Bennouna, amie de la diva et épouse de Mehdi Bennouna, fondateur de la MAP, dans un article de Mohamed Ameskane consacré à Oum Kalthoum.

Autre vidéo, même ambiance folle : à la fin d’un de ses concerts à Rabat, le public offre à la diva une standing ovation de plusieurs minutes. Des femmes en caftan montent sur scène déposer de gigantesques bouquets de fleurs et font, au passage, la bise à la diva. La foule est littéralement en extase et les youyous des femmes se mêlent aux applaudissements effrénés des hommes. Alors que l’on pensait la soirée finie, Oum Kalthoum reprend la dernière partie d’Al Atlal pour le plus grand bonheur de ses fans invétérés. A la fin d’un autre concert, elle se voit offrir une bougie gigantesque, provenant du mausolée Moulay Idriss, remise par un vieux monsieur en jellaba.

 

“Un peuple d’artistes”

Oum Kalthoum gardera un souvenir mémorable du public marocain. Lors d’une interview à la télévision égyptienne, elle évoque son séjour : “Les Marocains aiment beaucoup la chanson de Robaiîyate Al Khayyam. Les Marocains ont la musique dans les veines. Chaque fois que j’ajoute quelque chose de nouveau dans une chanson, ils le reconnaissent très vite. Le peuple marocain est un peuple d’artistes. Il réagit à la musique avec une sensibilité hors du commun. C’est peut-être le public le plus réactif à la musique que j’ai eu à voir”. La diva raconte ensuite l’épisode où elle a entonné, avec les membres de la troupe nationale, une chanson marocaine : “On chantait Ya rassoul Allah khoud biyadi, je ne me suis pas maîtrisée et j’ai entonné avec eux cet air religieux. Je me suis retrouvée dans un moment musical d’une grande spiritualité”. Cette chanson, elle l’a interprétée au cours d’une soirée privée à Marrakech, devant Hassan II, accompagnée par l’orchestre royal, mais aussi chez le prince Moulay Abdellah à Rabat. Le virtuose du qanoun, Salah Cherki, qui a composé la chanson, était présent lors de cette soirée. Sous la plume de Mohamed Ameskane, il raconte : “L’ensemble des musiciens de l’orchestre national, une quarantaine, étaient au rendez-vous. Oum Kalthoum était attablée parmi les invités du prince. Aux premières notes, elle demanda à l’un des choristes, Brahim Kadiri, de lui répéter à l’oreille les paroles. Elle commence à improviser, à sa manière, le refrain ainsi que des appels au prophète. Elle resta ainsi pendant au moins une vingtaine de minutes. Ce fut une soirée inoubliable”. Oum Kalthoum, au cours du même entretien avec la télévision égyptienne, aura également un mot pour les familles qui l’ont accueillie : “Lors des réceptions privées, des musiciens jouaient de la musique andalouse et chantaient d’anciens poèmes d’Andalousie, alors que les convives étaient en train de manger. J’ai beaucoup aimé cela.”

 

Comme un chef d’Etat

Des soirées qu’Oum Kalthoum a passées au Maroc, Leïla Smili, la nièce de Abdelouahed Smili, industriel casablancais et mécène, garde un souvenir vivace. Son oncle, grand amoureux du tarab, a en effet eu l’honneur de recevoir Es Sett. Celle-ci avait entendu parler de cet homme d’affaires, épris de musique et de poésie. Elle a tout de suite accepté son invitation après les trois concerts au théâtre Mohammed V. “Elle est venue à 21 heures, accompagnée par les gardes du corps de Hassan II. Elle a été tout simplement traitée comme un chef d’Etat”, se souvient encore Leïla Smili, qui avait 17 ans à l’époque. La diva était également accompagnée par l’ambassadeur d’Egypte au Maroc et son épouse. Quand elle a fait son entrée, elle a été longtemps applaudie et s’est directement dirigée vers le grand salon de la maison. “C’était une soirée mémorable dont le tout Casablanca se souvient et parle encore”, ajoute la nièce de Abdelouahed Smili.

La famille Smili avait été avertie qu’Oum Kalthoum ne chanterait pas durant la soirée, mais qu’on allait plutôt chanter pour elle afin de lui faire passer une belle soirée. Et ce fut effectivement le cas. Elle a passé pas moins de quatre heures chez les Smili, sans s’ennuyer. Abdelouahab Doukkali avait ramené avec lui son oud, s’est placé en face de la diva et a commencé à lui chanter Al Atlal, puis rapidement, sur l’insistance du public, a entonné son tube du moment, Ma ana illa bachar. Une troupe de guedra lui a fait l’honneur d’une danse. “Il y avait parmi l’assistance des artistes, des politiques et des hommes d’affaires”, décrit Leïla Smili. Sur les photos, on reconnaît Mezgueldi, Fouiteh et Abdelkhalek Torres, avec qui la diva entretenait une réelle amitié. “Oum Kalthoum a chanté lors du mariage de la fille de  Torres au Caire”, souligne Leïla Smili.

 

Un rêve devenu réalité

Ce soir-là, Hassan Sefrioui était également de la partie. A l’époque, l’homme était alors responsable de la sûreté de Casablanca. “Oum Kalthoum a été enchantée par cette soirée. Nous avons insisté pour que Doukkali chante une de ses chansons pour lui faire découvrir le répertoire marocain, au lieu d’imiter une des chansons de la diva. Pour une raison très simple : il ne risquait malheureusement pas de la chanter mieux qu’Oum Kalthoum”, raconte-t-il en plaisantant. Hassan Sefrioui est un grand fan d’Es Sett. “J’ai toujours vécu dans un univers musical. Dans mon quartier natal (Jnan Sbil, à Fès, ndlr), chaque café se spécialisait dans un répertoire particulier. Il y avait des cafés spécialisés dans Oum Kalthoum”, se souvient-il. Durant les années 1950 et 1960, il enregistrait les concerts de la diva, qui passaient chaque premier jeudi du mois en direct sur Radio Le Caire. Une tradition à laquelle “l’Astre de l’Orient” n’a jamais dérogé pendant 27 ans !

Hassan Sefrioui rencontre la diva pour la première fois lors d’une visite d’Etat de Hassan II en Egypte en 1965. Il faisait partie à l’époque de la sécurité royale. Un grand concert d’Oum Kalthoum a été organisé à l’Opéra du Caire en l’honneur du roi du Maroc. A la fin de sa prestation, elle a été décorée par Hassan II, avec Mohamed Abdelouahab et le parolier Ahmed Rami. “J’ai demandé à la voir. J’étais accompagné par Driss Basri, Ahmed Bidaoui et quelques cadres de la sécurité. Nous l’avons saluée dans sa loge”, raconte Hassan Sefrioui, encore ému. Il n’imaginait pas qu’il reverrait Oum Kalthoum, trois ans plus tard : “En 1968, j’ai été contacté par le ministre de l’Information, Ahmed Senoussi. Il m’a dit qu’il allait me confier une mission agréable. J’étais loin d’imaginer que j’allais personnellement me charger de sa sécurité et de son transport”.

Alors que l’avion qui transportait la diva devait atterrir à Rabat, des perturbations atmosphériques ont poussé le commandant de bord à mettre le cap sur Casablanca. “Je l’ai personnellement accueillie, en compagnie du gouverneur. J’étais vraiment impressionné. C’était un rêve devenu réalité”, s’enthousiasme Hassan Sefrioui. Invité à chaque concert, il se remémore l’ambiance dans l’enceinte du Théâtre Mohammed V. “Tous les dignitaires de l’époque étaient assis au premier rang. Moi, je n’étais plus de ce monde dès qu’elle commençait à chanter. J’étais tellement ému par sa prestation que les larmes me venaient aux yeux”, confie-t-il, la voix encore tremblante. Aujourd’hui encore, la voix d’Es Sett continue de porter cette émotion…

Portrait. Smili, l’ami marocain de la diva

“La maison de mon oncle était un passage obligé pour tous les artistes du Moyen-Orient : Abdelhalim Hafez, Mohamed Mouji, Faïza Ahmed, Houda Soltane, Mohamed Abdelmoutalib, Najoua Fouad et bien sûr Oum Kalthoum sont tous venus chez lui”, affirme Leïla, la nièce de Abdelouahed Smili. L’industriel casablancais, décédé en octobre 2010, a aussi contribué au lancement de la carrière de plusieurs figures de la chanson marocaine, à l’image de Abdelouahab Doukkali, Abdelhadi Belkhayat ou encore Rajae Belemlih. “Il aimait l’art pour la beauté de l’art. Il était également très gentil et tendre, tellement attachant”, ajoute sa nièce. L’amour que portait Abdelouahed Smili au tarab lui a valu une exclusion du lycée. “Il a été pris en train de chanter du Abdelouahab du fond de la classe. C’était un motif d’exclusion”, atteste Leïla Smili. L’homme s’est alors lancé dans l’industrie du textile, avant de se diriger vers des activités d’import-export. Si on lui prêtait une voix comparable en bien des points à celle de Mohamed Abdelouahab, Abdelouahed Smili avait un immense respect pour Oum Kalthoum et sa musique. Il a assisté au dernier concert de la diva en janvier 1973 au Caire, où elle se tenait déjà difficilement sur scène. “Il nous racontait cette histoire avec une grande émotion. Il avait les larmes aux yeux. Il l’avait rejointe par la suite pour la saluer”, conclut Leïla Smili. Pour remercier Smili de la soirée qu’il lui avait offerte à Casablanca, Oum Kalthoum lui a envoyé un télégramme de remerciements. Un télégramme que la famille Smili conserve encore dans un album photo, en souvenir de ces beaux moments de tarab.

 

Icône. Es Sett toujours à la mode

Zoom, le dernier album commis par le rocker franco-algérien Rachid Taha, sorti en mars dernier, est un hommage à “l’Astre de l’Orient”. Il y a tout d’abord ce refrain d’Enta Omri, qui traverse la chanson-titre, Zoom sur Oum, “le temps d’une mélopée”. Ou encore Now or Never, que l’on imagine d’abord dédié au “King of Rock”, mais qui, de l’aveu de Rachid Taha, est “un lien que j’ai fait entre l’Orient et l’Occident”. A propos de cet album, il explique sur le site Evene.fr qu’il voulait “qu’Oum Kalthoum et Elvis s’y rencontrent. Oum Kalthoum c’est une idole, une icône. C’est encore plus fort qu’Elvis. C’est la plus grande vendeuse de disques au monde. J’ai marié Elvis et Oum”. En Israël, Oum Kalthoum est une star dont l’aura ne s’est jamais éteinte. En 2011, la municipalité de Jérusalem a décidé d’attribuer son nom à l’une des rues de la ville. C’est que la diva égyptienne, figure controversée en Israël à cause de ses prises de position hostiles envers l’Etat hébreu, a curieusement été constamment revisitée par les chanteuses de ce pays. La plus connue, et de loin la plus talentueuse, reste Zehava Ben, célèbre pour sa majestueuse interprétation d’Enta Omri, notamment lors d’un concert à l’Olympia de Paris, en 1995. Sans oublier la chanteuse juive-marocaine Sapho, rockeuse certes, mais aussi connue pour ses hommages répétés à la musique d’Oum Kalthoum. Elle a notamment revisité Al Atlal et l’a interprétée dans un concert historique à Jérusalem. “Pour moi, le fait de chanter Al Atlal à Jérusalem est un acte politique qui me permet de crier mon désir de paix”, a-t-elle déclaré alors à propos de ce concert. Plus récemment, en septembre dernier, lors de la dernière édition de l’émission Arab Got talent sur MBC, une jeune Américaine de 23 ans, Jennifer Grout, qui ne connaît pas un traître mot d’arabe, a fait sensation avec son interprétation de Baïd aânnak. Qui a dit que la musique de la diva n’était pas universelle ?