Abdellatif et Jocelyne Laâbi. Parlons d’amour...

Lui est volubile, heureux de dire ses sentiments, ses souvenirs. Elle est secrète, mais ce qu’elle confie sont des pépites de sincérité. Les écrivains Abdellatif et Jocelyne Laâbi discutent du demi-siècle qu’ils ont traversé ensemble.

Abdellatif Laâbi : Sans te faire une déclaration fracassante, Jocelyne, je pense que j’ai eu deux grandes œuvres dans ma vie : mon œuvre littéraire, et notre histoire d’amour, qui s’est construite comme une œuvre d’art, avec les inquiétudes propres à celle-ci, ses interrogations, ses déchirements, ses passages à vide, ses retournements de situation, ses illuminations… Notre histoire est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. Une rencontre foudroyante, puis il a fallu nous apprivoiser, ensuite il y a eu l’épreuve commune qu’on a traversée et où s’est forgée l’essence de notre relation telle qu’elle existe aujourd’hui. Chacun est arrivé avec son éducation, ce que la société, sa culture d’origine avaient mis en lui – moi, avec mes tendances machistes…

Jocelyne Laâbi : Milieux, origines, cultures différentes… Tempéraments différents aussi… Ton machisme, je l’acceptais en grande partie. Sans être soumise, j’étais du genre accommodant.

AL Notre relation était au départ pratiquement impossible.

JL J’avais 21 ans quand je t’ai rencontré. Dans le milieu français de Meknès, personne ne comprenait que je puisse épouser “un Arabe”. Mais la rupture avec mon père, qui était extrêmement raciste, avait déjà eu lieu, et tu as été très bien accueilli par ma mère et mon frère.

AL Tu as été accueillie de même par ma famille, les bras ouverts. Cela dit, nous avions  déjà décroché par rapport à nos milieux d’origine. Nous voulions nous construire par nous-mêmes, dans l’espace de liberté que nous nous étions créé. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si nous nous sommes rencontrés en faisant du théâtre ensemble…

JL A la fac, à Rabat.

AL Nous ne nous sommes même pas posé de questions à cette époque-là : on est bien ensemble, donc on vit ensemble. Il a bien fallu passer chez les adouls, et nous nous sommes débarrassés du problème. Nous n’avons même pas fait de fête. J’ai paraît-il versé à ton frère 5000 dirhams de dot…

JL …que j’ai reconnu hypocritement avoir touchée !

AL Et ton frère a fait mieux : il a imité la signature de ton père pour permettre l’acte de mariage !

JL Qu’est-ce qu’il a fallu présenter comme papiers, c’était l’horreur !

AL Nous sommes quand même un couple particulier… Même s’il y avait déjà à l’époque ce qu’on appelait des couples mixtes.

JL Driss Chraïbi dit que tous les couples sont mixtes ! Et, à 24 ans, nous nous sommes retrouvés avec deux gosses. C’est quand même un peu jeune !

AL Nous avons appris sur le tas. Nous étions suffisamment détachés des traditions pour vivre notre vie comme nous l’entendions.

JL Au début, j’étais dans un rôle traditionnel. J’avais la charge des enfants.

AL J’avais quand même une relation très forte avec les enfants. Je ne t’imposais rien et tu as commencé à travailler.

JL À cette époque-là, je n’avais pas encore réfléchi sur la répartition des rôles. Je les acceptais sans me poser de question. C’est beaucoup plus tard, quand tu as été en prison, que j’ai commencé à lire la littérature féministe.

AL J’ai le sentiment que ce pan de notre vie s’est déroulé à la vitesse de l’éclair. Ces années ont été incroyablement intenses, fulgurantes : nous avons fait énormément de choses en commençant par le théâtre, puis la revue Souffles, j’enseignais, tu travaillais… Nous n’avions pas le temps de nous retourner. A l’époque, nous étions incapables de nous arrêter un moment pour réfléchir un peu, faire le bilan.

JL Nous n’avions pas le temps.

AL La grande leçon que j’en retire, c’est que notre relation m’a permis d’accéder à ma propre humanité et de découvrir la nature du lien que je voulais construire avec mes semblables.

JL Ce que tu m’as apporté, c’est la richesse de cette relation, cet amour, l’attention que tu sais donner à chaque chose, que je ne sais pas toujours apporter, cette exigence qui te pousse toujours à te remettre en question et m’y pousse aussi. Et puis, jamais je n’aurais découvert toute la culture arabe si je n’avais pas été avec toi. Quand nous nous sommes mariés, je connaissais cinq mots d’arabe. C’est après que j’ai eu le désir d’apprendre la langue.

AL Je trouve ton cheminement passionnant. C’est un bonheur pour moi que, même tardivement, tu te sois mise à l’écriture. Mon souhait le plus profond a toujours été que ce que j’écris parvienne à déclencher chez d’autres la même envie de s’exprimer et révèle aux lecteurs ce potentiel créateur qui existe en chacun de nous. Cette belle “contamination” est pour moi l’un des fondements essentiels de la littérature et de la création en général. Que la personne la plus proche de moi ait contracté cette envie, c’est une petite victoire.

JL A l’époque de Souffles, j’étais entourée d’écrivains et j’ai eu envie d’essayer d’écrire. Mais ce que j’ai fait ne m’a pas plu du tout. Je me suis dit que ce n’était pas la peine d’insister.

AL Pourtant tu es une grande lectrice. Ta maman lisait énormément. Tu as la passion de la lecture et de la musique.

JL C’est vrai, j’ai été élevée dans les livres. Mais j’ai complètement écarté l’écriture jusqu’au jour où tu t’es intéressé aux contes et as enregistré ta sœur qui en disait. Je me suis mis en tête de les traduire et les récrire. Ce sont les contes que j’ai faits pour les enfants. Ça, ça m’a plu.

AL Le conte, chez moi, a été une préoccupation de jeunesse. J’avais eu l’idée de recueillir dans tout le pays ce qu’il restait de la tradition orale, de créer une collection de contes. Le premier, nous l’avons fait avec Fatima Mernissi.

JL C’était Kid en-nsa, kid er-rjal.

AL Toi, tu t’es engouffrée dans la brèche et tu y as pris goût. C’est parti comme ça.

JL Ensuite, c’est la mort de mes parents, en fait surtout celle de ma mère, dans des circonstances dramatiques, qui m’a poussée à écrire pour faire une sorte de bilan de ma vie. C’est La Liqueur d’aloès. Je voulais écrire juste sur mon enfance et mon adolescence à Meknès, avec ce problème de mon père, du racisme, de la société coloniale dans laquelle je vivais, raconter comment une petite fille vivant dans ce milieu-là, avec un père comme celui-là, prend conscience petit à petit de ces réalités et se révolte. Au départ, je ne voulais pas parler des années de prison, je voulais en faire un deuxième livre. J’avais l’impression que c’était encore trop frais, que je n’y arriverais pas. Mais les enfants et toi m’avez dit : “C’est dommage. Ecris la suite”.

AL Le travail que tu as accompli, sans t’en rendre compte, c’est de vaincre ton silence. Auparavant, ta parole était  dans tes actes, tes gestes, tes attentions, dans plein de choses mais pas dans la parole articulée. Depuis que tu as commencé à travailler sur les contes, jusqu’au premier récit, et au deuxième, Hérétiques, tu as traversé le mur de ton silence. Tu es un être nouveau.

JL Il n’y a aucune commune mesure entre ce que tu as fait et ce que j’ai pu faire.

AL Il y a déjà le fait que tu m’aies supporté !

JL Supporté dans le sens anglais ? Chez toi, le besoin d’écrire est fondamental. Tu l’as toujours eu et ne peux pas vivre sans. Quand tu es entre deux livres, tu as peur de ne pas pouvoir écrire le suivant.

AL Tu es ma première lectrice depuis toujours.

JL Lectrice et auditrice.

AL Oui, parce que je te lis à haute voix. Quand je sens qu’un texte est au point, j’ai hâte de le partager, et la seule victime que je trouve, c’est toi ! Tu fais des remarques, j’en tiens compte ou pas, mais souvent elles sont pertinentes.

JL Moi je les demande, tes remarques, et j’en tiens compte. Puis-je révéler ici notre envie d’écrire un livre commun ? Tu te souviens, nous l’avons eue un petit peu après ta sortie de prison. Mais je n’étais pas dans l’écriture et ça m’avait paru insurmontable. Et puis, l’envie nous a repris récemment. Et là nous nous heurtons à un problème pratique. Tu écris très vite et moi très lentement. Si nous faisons un livre ensemble, tu auras fini bien avant moi… Mais ce n’est pas dit que nous ne le ferons pas.

AL Pour le moment, tu as davantage avancé dans ce projet que moi, qui suis dans une phase de remise en question. ça serait une belle expérience, surtout que le sujet tourne autour  d’une période de l’histoire qui nous touche particulièrement. Maintenant, puisque tu as lâché le mot de prison, il faut que je te dise que ce que toi, avec d’autres femmes, mères, grand-mères, sœurs de prisonniers avez fait pendant toute cette période, est quelque chose d’inoubliable pour moi. Je ne peux pas m’empêcher de sentir que j’ai une dette envers toi. Je ne sais pas comment je me serais comporté si c’était toi qui avais été emprisonnée. J’aurais pu tourner la page, par exemple. Toi, tu ne l’as pas fait. Tu t’es occupée des enfants, dans des conditions incroyables. Cette expérience m’a ouvert les yeux sur la capacité que peut avoir un être humain de mettre entre parenthèses sa vie pour la personne qu’il aime.

JL Je ne parlerais pas de dette. Pour moi, c’était normal. J’étais d’accord avec ce que tu avais fait. Je ne pouvais pas envisager les choses d’une autre façon. Souvent, on m’a demandé : “Pourquoi tu n’es pas repartie en France ?” Mais qu’est-ce que j’y aurais fait ? Ma vraie vie était au Maroc, et le Maroc mon vrai pays. Je suis sûre que tu aurais fait la même chose pour moi. Bien sûr que non, tu n’aurais pas tourné la page.

AL Tu n’en sais rien ! Les hommes sont beaucoup plus fragiles. Ils n’ont pas la même capacité d’endurance que les femmes. Je te dois d’avoir traversé cette expérience en restant la tête haute.

JL N’oublie pas toutes les lettres que je t’écrivais, où je me plaignais, ou quand j’allais en visite, ça n’allait pas. Tu m’as beaucoup soutenue, tu m’as encouragée. Parce que ce n’était pas facile : il y avait les gosses, le boulot, j’avais repris mes études, j’avais des journées de 24 heures qui auraient dû en contenir 40 tellement il y avait de choses à faire. J’ai beaucoup lu aussi, moins que toi parce que j’avais moins de temps, mais je me suis formée, j’ai beaucoup discuté avec les filles qui vivaient les mêmes épreuves. Pour moi, ça a été une période très riche, très dure et très belle.

AL Parfois, en rigolant, nous disons que ce sont les plus belles années de notre vie ! En matière amoureuse, dans une vie normale, ce n’est pas tous les jours qu’on exprime ses sentiments. C’est très rare qu’on dise à l’autre, non les formules consacrées, mais des choses beaucoup plus sensibles, profondes, où chacun va au fond de lui-même. Au cours des années de prison, nous nous sommes énormément exprimés sur cette relation, presque quotidiennement, par lettres interposées. Nous avons eu cette chance, et pourquoi ne pas le dire, ce privilège. Aujourd’hui, nous traversons une autre étape. Nous la vivons dans la sérénité, malgré tout, par rapport à ce que nous avons donné, aux idées pour lesquelles nous nous sommes battus. Et puisque c’est la dernière, tout ce que je désire c’est de pouvoir reposer en terre auprès de toi, le moment venu. C’est un vœu très simple, mais qui semble irréalisable dans notre pays.

JL C’est notre vœu à tous les deux d’être ensemble. Ici ou ailleurs.

AL C’est dit ! Tout ce dont on a parlé tourne autour de l’amour. Le statut de l’amour dans notre société est une question qui me hante. Notre littérature moderne n’aborde que rarement le sujet. Finalement, si on ne devait garder qu’un seul message de notre relation avec tout ce qu’elle a comporté, c’est qu’elle réintroduit l’amour dans notre imaginaire, notre sensibilité, notre quête de l’humain.

Couple. Ensemble, c’est tout 

Si c’est souvent lui qui est sous les feux des projecteurs, Abdellatif Laâbi est pleinement lui-même avec son épouse et complice dans la vie et l’écriture depuis près de cinquante ans. Abdellatif et Jocelyne Laâbi ont tout fait ensemble. Ils se sont connus sur les planches du Théâtre universitaire marocain en 1963, en répétant Arrabal et Brecht. Ils ne se sont plus quittés. Séparés pendant huit ans par l’incarcération de Abdellatif Laâbi de 1972 à 1980, ils n’ont cessé de s’écrire, de se confier l’un à l’autre. “J’ai écrit L’œil et la Nuit pour toi et pour toi seule”, lui avoue-t-il dans une lettre parue dans Chroniques de la Citadelle d’exil. “La preuve en est que personne n’a saisi en profondeur ce livre comme tu l’as fait, pas même mes anciens amis poètes”. “Il condensait le monde”, écrit-elle de lui dans La Liqueur d’aloès. Elle accueille la première version de ses textes, il lui a communiqué le goût d’écrire et met toute son énergie à promouvoir ses livres à elle. Ils partagent aujourd’hui leur vie entre Créteil et Rabat. Difficile de leur demander une photo où ils ne font pas tous les deux face à l’objectif, tant ils ont pris le pli de regarder dans la même direction.

 

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