Tunisie. Blocage à tous les étages

Le pays du jasmin s’achemine vers l’impasse. Sur fond de crise politique, il aborde une troisième année de transition dans l’incertitude et la violence. La menace erroriste effraie la population et donne du fil à retordre à un appareil sécuritaire aujourd’hui en déroute. 

Nombreux sont les observateurs étrangers qui s’extasient sur la singularité de la Tunisie. Pour n’en prendre qu’un, citons Rami G. Khoury, l’éditorialiste du Daily Star, le quotidien anglophone du Liban, qui souligne “la capacité des acteurs politiques majeurs, y compris Ennahda au pouvoir, de dialoguer, négocier et faire des compromis pour sauver une transition vers une démocratie pluraliste qui permettrait à toutes les tendances idéologiques de participer à la course pour le pouvoir”. Vue de Tunisie, la situation apparaît sous un angle radicalement différent. La population est traumatisée par la montée du terrorisme et observe avec effroi l’immobilisme et l’incapacité de la classe politique à trouver une issue à la crise et à juguler la violence.

Panique à bord

“La Tunisie aurait pu sortir de la crise en octobre 2011, mais au lieu de cela, elle s’enfonce dans une crise de confiance”, explique Chawki Gaddes, professeur en sciences politiques à l’université de Carthage. La confiance fait particulièrement défaut à l’égard de l’appareil sécuritaire. Depuis l’assassinat de Chokri Belaïd, leader du Front Populaire, le 6 février, la violence et les actes terroristes ont progressé de manière exponentielle. Les principales victimes en sont les forces de l’ordre – policiers, gardes nationaux et soldats –, qui sont en première ligne. Des maquis salafistes, identifiés comme appartenant à la katiba Oqba Ibn Nafiî affiliée à AQMI, se sont constitués dans le mont Chaâmbi (gouvernorat de Kasserine), près de la frontière algérienne. Certains éléments portent le coup de feu jusque dans les quartiers populaires de la capitale, où des caches d’armes sont régulièrement découvertes. Ils sont présentés par les autorités comme des membres d’Ansar Al Charia, organisation officiellement déclarée terroriste au mois d’août. Pour les opposants au régime, il s’agit de membres de la Ligue pour la protection de la révolution, proche d’Ennahda.

Les incidents violents et les affrontements meurtriers coïncident en général avec les grands moments de la vie politique tunisienne. Cela s’est encore vérifié le 23 octobre, jour anniversaire des élections de la constituante, qui devait voir l’ouverture du dialogue national pour une sortie de crise. Ce jour-là, six gardes nationaux ont été assassinés à Sidi Ali Ben Aoun, dans la région de Sidi Bouzid. Le 30 octobre, un kamikaze s’est fait exploser sur la plage d’un grand hôtel de Sousse, tandis qu’à une vingtaine de kilomètres, un autre kamikaze a été neutralisé avant l’attentat qui visait le mausolée de Habib Bourguiba à Monastir. Une première en Tunisie, qui a profondément marqué les esprits et fait monter la  psychose d’un cran.

“Le ver est dans le fruit”

Comment expliquer cette dérive ? “Tout simplement parce que la machine sécuritaire héritée de la dictature a été démantelée”, explique Yosri Dali, expert en sécurité et ancien responsable du laboratoire de psychologie appliquée au sein de la Direction générale de la sûreté de la présidence de la république. Il a fait partie des 42 hauts cadres du système sécuritaire mis en place par Ben Ali et limogés en janvier 2011 par Farhat Rajhi, l’éphémère ministre de l’Intérieur du second gouvernement Mohamed Ghannouchi. “La toile d’informateurs et d’agents de lutte contre le terrorisme, dont la plupart étaient des tortionnaires, tissée par Ben Ali, a été défaite”, poursuit Yosri Dali, qui va jusqu’à affirmer “que toute la mémoire du ministère de l’Intérieur a été effacée”. De mars à mai 2011, le Haut comité du renseignement, qui rassemblait sous Ben Ali le directeur des renseignements généraux, le directeur de la sûreté de l’Etat et celui de la prévention et de la lutte contre le terrorisme, a été totalement inopérant. L’amnistie générale de février 2011, qui a libéré des milliers de salafistes jihadistes, dont Seïfallah Ben Hassine, dit Abou Iyadh Ettounousi, ancien lieutenant d’Oussama Ben Laden et leader d’Ansar Al Charia, et “l’arrivée sur le territoire tunisien de nombreux terroristes d’Algérie, de Libye et d’Europe avec armes et bagages, font que le ver est désormais bien dans le fruit”, conclut Yosri Dali.

La débâcle sécuritaire

Les grands manitous du renseignement et de la lutte contre le terrorisme ont été remplacés par leurs subalternes mais, toujours selon Yosri Dali, “ils n’osaient plus mener d’actions. L’image de l’homme de l’ordre s’est affaiblie et il n’y avait plus de prérogatives”. L’arrivée au pouvoir d’Ennahda et sa mansuétude à l’égard des salafistes d’Ansar Al Charia, que Rached Ghannouchi considérait comme “ses enfants”, ont contribué à déstabiliser la hiérarchie sécuritaire. Au point que le Syndicat national des forces de sécurité intérieures (SNFSI) exige, entre autres revendications, le limogeage des directeurs nommés depuis la révolution, surtout depuis qu’Ennahda tient les rênes du pouvoir.

Les erreurs de casting sont monnaie courante et la mise au placard du colonel Samir Tarhouni, le directeur de la brigade antiterroriste qui s’est illustré le 14 janvier en empêchant la famille Trabelsi de prendre la fuite, en est la preuve la plus flagrante. Aujourd’hui, il dirige le service de la formation au ministère de l’Intérieur. Les hommes de terrain qui dépendent de la Direction générale des unités d’intervention souffrent de la désorganisation et de l’inefficacité de leurs homologues du renseignement. Et ce n’est pas la prolongation de l’état d’urgence jusqu’à fin juin 2014 qui résoudra l’équation sécuritaire.

Politique. Dialogue de sourds

Une fois de plus, les politiciens tunisiens ont démontré leur incapacité à dépasser leurs ambitions partisanes. Le dialogue national entre les islamistes au pouvoir et l’opposition, lancé le 25 octobre pour sortir le pays de la crise politique, a été ajourné sine die le 4 novembre. Censé aboutir à la formation d’un nouveau gouvernement d’indépendants, ce processus, conduit sous la houlette de l’Union générale tunisienne du travail, du patronat, de la Ligue des droits de l’homme et de l’ordre des avocats (le quartet), a échoué faute d’accord sur le nom du futur Premier ministre. Ennahda s’est accrochée à Ahmed Mestiri, 88 ans, et l’opposition à Mohamed Ennaceur, 79 ans. Tous deux sont des vétérans qui avaient déjà été ministres sous Habib Bourguiba. L’ancien ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, aurait pu être le joker, mais il s’est heurté au veto de Moncef Marzouki, le président de la république. Selon la feuille de route élaborée par le quartet, le dialogue national aurait dû se conclure fin novembre. Un mois de concertation au terme duquel la Tunisie aurait dû avoir une nouvelle constitution, ainsi qu’une commission et une loi électorales en vue d’organiser les scrutins législatif et présidentiel. Mais le travail mené à l’Assemblée constituante pourrait bien être aussi paralysé. Les députés de l’opposition dénoncent une manipulation sur le règlement intérieur et menacent de se retirer à nouveau.

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer