Budget. Le paradoxe du fonctionnaire

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Ils coûtent beaucoup d’argent au budget public, sont intouchables et ne sont pas “absolument débordés”. Mais nous avons encore besoin d’eux. Zoom sur un gros dilemme de l’Etat.

C’est une grande première. Le total des salaires distribués par l’Etat à ses fonctionnaires va dépasser dès l’année prochaine la barre des 100 milliards de dirhams. Le chiffre est juste effrayant : il représente plus de 11% de l’ensemble des richesses créées par le pays, plus du tiers du budget public, et plus de la moitié de toutes les recettes fiscales de l’Etat. C’est d’autant plus effrayant quand on sait que ce chiffre n’a cessé d’augmenter depuis quelques années. En 2007 par exemple, la masse salariale de l’Etat était à peine de 66 milliards… Et on la considérait déjà comme un véritable gouffre. A l’époque, les choses allaient plutôt bien : les recettes de l’Etat étaient en forte progression et l’enveloppe allouée à l’investissement public explosait. Tout le contraire de la conjoncture actuelle…

Feu à volonté

“C’est scandaleux. Comment peut-on pousser des entrepreneurs qui triment toute l’année à payer leurs  impôts, quand on sait que la moitié des recettes fiscales vont dans la poche de fonctionnaires peu efficaces et qui freinent pire encore le rythme de croissance du pays ? Cet argent, on aurait pu le réorienter vers des investissements productifs, seule manière de relancer la machine économique”, lance cet homme d’affaires casablancais qui revendique l’anonymat. Ce discours est aujourd’hui partagé par une bonne partie de la classe des affaires, qui paie ses impôts, mais exige en retour une efficacité dans la dépense publique. “Tous les services publics sont défaillants. On doit juste nous expliquer à quoi sert cette armée de fonctionnaires, intouchables, qui abusent de leurs droits syndicaux pour bloquer toutes les grandes réformes du pays. Les vrais crocodiles, Benkirane doit les chercher d’abord dans son administration”, assène ce membre de la CGEM.

Dans un rapport sur les ressources humaines de l’Etat publié récemment, le ministère de l’Economie et des Finances tente de relativiser, chiffres à l’appui, ce qu’on appelle désormais le “goulot des salaires”. Premier indicateur parlant : le rapport du nombre de fonctionnaires au total de la population. Au Maroc, ce ratio est de 27 fonctionnaires pour 1000 habitants. Très loin de nos voisins algériens et tunisiens, qui comptent respectivement 42 et 44 fonctionnaires pour 1000 habitants. Même pas besoin d’aller voir du côté de pays développés comme la Norvège ou la Suède, qui mettent au service de chaque millier de leurs citoyens, entre 100 et 110 fonctionnaires ! La conclusion est juste cinglante : 104 milliards de dirhams pour les seuls salaires de la fonction publique, c’est effectivement too much, mais le pays a encore besoin de plus de fonctionnaires. Faut-il alors casser la tirelire ?

Infographie : Les chiffres à connaître sur les fonctionnaires marocains.

Nuance à gauche

“Nous avons un manque flagrant de ressources humaines  dans des départements comme l’éducation, la santé ou la sécurité. La prétendue lourdeur de la masse salariale est un faux débat. Ce qu’il nous faut, c’est plus de recettes. Disons-le clairement : l’Etat n’a pas aujourd’hui les moyens  d’assurer une bonne qualité de service public. Et c’est cela le vrai problème”, explique Omar Balafrej, président du collectif Clarté – Ambition – Courage. Vous l’aurez donc compris : le problème n’est pas tant dans la masse salariale, mais bien dans le manque de recettes. La manne fiscale ne rapporte plus rien, le stock des sociétés privatisables est presque épuisé, et s’endetter pour payer des salaires supplémentaires n’est guère rassurant. La solution selon Balafrej : “Elargir l’assiette fiscale, voire créer de nouveaux impôts, notamment sur le capital”. La secrétaire nationale de l’UMT, Amal Amri, ne dit pas autre chose, mais préfère s’attaquer à un autre dossier épineux. “Les fonctionnaires, on en a encore besoin et de plus en plus. C’est un poste incompressible. L’Etat doit plutôt penser à réduire son train de vie au lieu de toucher à un poste aussi sensible que la masse salariale”, lâche la syndicaliste. Elle pense notamment à l’immense et luxueux parc automobile de l’administration, aux voyages ministériels en business class, et autres réceptions et congrès fastueux. Le message est clair : quand on veut retrouver sa ligne, c’est aux graisses qu’il faut s’attaquer…

Abbas les a trop gâtés !

Mais allons plus dans les détails. Le très bien fourni rapport du département des Finances nous apprend aussi que la vraie problématique n’est pas tellement dans le nombre de fonctionnaires, mais bel et bien dans les généreuses rémunérations qu’on leur accorde. Entre 2007 et 2013, l’effectif global dans la fonction publique n’a augmenté que de 1,6%, en ligne avec la croissance démographique du pays. Pendant ce temps-là, la masse salariale a explosé de 6,7% en moyenne par an, alors que le PIB sur la même période n’a progressé que de 4%. Résultat, le salaire moyen dans la fonction publique plafonne désormais à 7250 DH par mois. En 2007, il n’était que de 5333 DH, soit une extraordinaire augmentation de 36% depuis ! Rapporté au PIB par habitant, ce même salaire moyen représente plus de trois fois la richesse créée par Marocain, contre à peine 1,2 fois en Algérie, 1,9 fois en Turquie et même pas 1 fois en France, trois pays qui comptent pourtant beaucoup plus de fonctionnaires par habitant que le royaume. Amal Amri tente de relativiser ces flagrantes distorsions en insistant sur la faiblesse du PIB marocain comparé aux richesses crées en Algérie ou en France, mais une chose reste certaine : l’Etat marocain a trop gâté ses fonctionnaires ces sept dernières années. La faute à qui ? “C’est Abbas El Fassi qui est le premier responsable de cette situation. Sous son mandat, le rythme des recrutements s’est accéléré, les augmentations de salaires et les  promotions ont atteint un summum, sans la moindre  justification économique. Son seul objectif était  de calmer la rue, d’acheter un semblant de paix sociale. Il a totalement effacé les effets de l’opération de départ volontaire lancée sous Jettou, et c’est à nous et à tout le peuple marocain d’en payer le prix aujourd’hui”, tonne cet actuel ministre. Oui, mais Abbas El Fassi est désormais de l’histoire ancienne. Et ce grand paradoxe de la fonction publique, c’est à l’actuel gouvernement de le gérer. Comment ? On attend toujours la réponse.

Départs. Au revoir les fonctionnaires !

Au Maroc, les départs à la retraite dans la fonction publique sont accueillis chaque année avec joie. Cela permet d’alléger la masse des salaires, mais surtout de libérer de nouveaux postes pour les arrivants. Ainsi, pour 128 986 postes budgétaires créés entre 2007 et 2013, il y a eu 49 690 départs à la retraire en face, ramenant le flux net de créations d’emploi à seulement 79 296. La bonne nouvelle, c’est que cette tendance va s’accélérer sur les cinq prochaines années. A date d’aujourd’hui, plus de 18% de l’effectif de l’administration publique est âgé de 55 à 60 ans. Ce sont ainsi près de 104 000 fonctionnaires qui devront faire leurs cartons d’ici 2018 pour un nombre d’arrivants qui va en diminuant. La mauvaise nouvelle, c’est que ce même gouvernement, qui veut alléger le poids des salaires dans le budget, tient mordicus à réformer le système des retraites, en commençant, entre autres, par le relèvement de l’âge de départ à la retraite à 62 voire à 65 ans, au lieu de 60. Une réforme qui devra allonger de quelques années la viabilité de nos caisses de retraites, mais qui ne réglera en rien la problématique de la masse salariale de l’Etat. Le comble du paradoxe !

 

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