Reportage. Un port dans la medina

Par Hicham Oulmouddane

Depuis sa création il y a un siècle, le port de Casablanca n’a cessé de croître et de se moderniser, au point de devenir une ville dans la ville. Visite guidée.

 

Bienvenue dans le port de Casablanca, le poumon économique du Maroc, une cité interdite, avec ses métiers, ses boulevards, ses cafés, ses lois, sa police et ses délinquants. Pour accéder à cette zone inaccessible de 462 hectares, il faut montrer patte blanche. A commencer par une série de demandes d’autorisation des autorités portuaires, la wilaya et la moqatâa du port. Oui, le port a ses propres administrations ! Après un mois d’attente, nous avons finalement tous les laissez-passer nécessaires, mais une fois sur place, il faut négocier chaque passage pour explorer de plus en plus en profondeur ce labyrinthe où les hommes et les machines cohabitent dans un ballet réglé à la minute près, dans un vacarme assourdissant parfois. Plusieurs corps de métiers s’activent pour assurer la survie du port : les marins et officiers du remorquage, les lamaneurs, les grutiers, les ouvriers d’entretien des installations, ceux du dragage, des pilotes de remorqueurs pour accueillir les navires et les faire accoster aux quais… “Depuis les attentats de 2003, les protocoles de sécurité sont drastiques à cause des risques d’attaques terroristes ou des vols de marchandises sensibles pouvant servir à la fabrication d’explosifs”, explique Najat Harrari de l’administration du port. Finalement, nous sommes autorisés à entrer au port, accompagnés toutefois d’un suppléant du super-caïd de la moqatâa et d’un moqaddem. Suivez le guide !

 

Quai des brumes

On est à la Porte 1, le check-point le plus important du port, situé au bout de l’avenue Félix Houphouët Boigny. Les policiers sont sur le qui-vive jour et nuit. La brigade de lutte contre les stupéfiants a pris ses quartiers dans des locaux à l’entrée du port. En effet, les saisies de quantités plus ou moins importantes de cannabis dissimulées dans les containers font partie du quotidien ici. “Les trafiquants recourent à divers subterfuges pour faire sortir le cannabis, mais nos brigades disposent de chiens, de deux scanners dernier cri et d’un service de renseignement efficace pour les arrêter”, souligne ce policier de l’unité. En plus des containers, les camions constituent les premières cibles des contrôles inopinés de la douane et de la police. Pour rappel, en 2009, trois containers transportant des canettes destinées à une société de recyclage en Espagne avaient attiré la curiosité des policiers et des douaniers. Après vérification de la marchandise au scanner, les douaniers passeront à la vérification manuelle de la nature de la marchandise. Leur flair ne les a pas trompés : les canettes dissimulaient de la résine de cannabis en grandes quantités. Saisie opérée : 32 tonnes. Un record. Cependant, tout le monde s’accorde à croire qu’au vu du nombre de containers et de poids lourds qui transitent ici au quotidien, quelques trafiquants réussissent à passer entre les mailles du filet dressé par les brigades spécialisées.

Sur le premier quai du port, destiné aux marchandises diverses, un groupe de marins néerlandais grillent leurs cigarettes pendant que les grues déchargent de gigantesques plaques d’acier en provenance des Pays-Bas. Pendant que notre guide nous presse d’accélérer le pas et de changer de quai, nous découvrons, entreposés dans un coin, plusieurs camions et porte-chars destinés à l’armée marocaine. “C’est du matériel militaire, aucun commentaire ni photos ne sont permis”, nous rappelle sèchement notre guide.

 

Qui-vive permanent

Pour le reste de la visite, ce sont les services de sécurité de Marsa Maroc, la société qui a remplacé la défunte entreprise publique d’exploitation des ports (ODEP), qui nous prennent en main. Notre guide s’appelle Awatif, 35 ans. Cet ancien second officier de pont a navigué avec la marine marchande pendant six ans avant d’opter pour un poste sur la terre ferme. “J’ai choisi une fonction de responsable de la sécurité parce que la vie à bord des navires est très rude”, justifie-t-elle. Au volant de sa voiture, elle nous conduit à un édifice qu’elle définit comme la fierté du port de Casablanca : une bâtisse de 5 étages, unique en Afrique, servant à l’entreposage des voitures importées ou destinées à l’export. Copie conforme du terminal roulier de Barcelone, le site peut abriter jusqu’à 5000 véhicules, dispose d’un système d’entreposage horizontal étalé sur 90 000 m2, permet une meilleure gestion des flux de véhicules en provenance des usines européennes pour fournir à temps les concessionnaires importateurs à travers tout le Maroc. Ici aussi, les lieux sont hautement sécurisés. Pourquoi ? Pendant des années, l’immigration clandestine et les vols de marchandises donnaient du fil à  retordre aux autorités portuaires. Ainsi, après une journée à guetter les navires en partance du haut des immeubles donnant sur le port, les candidats au hrig accédaient aux quais à partir de la gare de Casa-port, sous couvert de la nuit, puis se faufilaient en douce dans les cales des bateaux. Saïd, agent de sécurité se souvient : “On jouait au chat et à la souris pendant toute la nuit. En plus des harraga, certains forçaient les containers pour se servir, y compris parmi le personnel du port, et les marchandises se retrouvaient le lendemain sur le marché informel”. Désormais, l’accès aux différents quais se fait avec un badge électronique, et des centaines de caméra surveillent toutes les entrées et sorties. “En plus du personnel de sécurité sur place, tous les terminaux sont truffés de caméras. Tout ce qui est filmé arrive dans un immeuble où  nos agents suivent en permanence les mouvements des gens nuit et jour”, affirme notre guide. Comme chaque période a ses spécificités, les risques ont pris une autre coloration. Depuis quelques années, le traitement de certaines matières chimiques se fait sous haute surveillance. La raison ? “Après les attentats du 11 septembre, les autorités américaines ont exigé des ports de provenance de nouvelles normes de sécurité pour permettre aux navires d’accéder sur le territoire américain”, analyse ce responsable de la sécurité de Marsa Maroc.

 

La machine et le docker

Contrairement au terminal voiturier, l’activité sur le quai de déchargement des céréales est à son paroxysme. Et pour cause, un navire battant pavillon américain, d’une hauteur de 40 mètres, soit l’équivalent d’un immeuble de 5 étages, se déleste de sa cargaison de blé depuis la nuit d’avant notre visite, une opération chronométrée et exécutée avec minutie. “Si le chargement d’un camion prend plus de 3 minutes, le port, l’armateur et le transporteur commencent à perdre de l’argent”, nous explique Lhaj, le chef d’orchestre de ce ballet incessant de camions, qui n’hésite pas à élever la voix pour se faire entendre. C’est que les livraisons des minoteries du royaume dépendent de la réussite de chaque opération de déchargement. Comme chaque grain compte, un aspirateur géant finit le travail en vidant les cales du navire à quai. Les 3,5 millions de tonnes de céréales traitées chaque année rejoignent de gigantesques silos situés sur le quai. “Il y a quelques années, il fallait 10 à 15 jours pour décharger un céréalier de 30 000 tonnes de blé et une armée de dockers. Des dizaines de camions attendaient leur tour pour charger et le plus grand du travail se faisait manuellement. Aujourd’hui, grâce aux aspirateurs et aux silos de stockage, on peut y arriver en 24 heures” nous explique Lhaj, pas peu fier. Sur le quai en face, c’est le royaume des phosphates. L’OCP dispose de  deux quais qui totalisent 1200 mètres de long. Pour exporter 12 millions de tonnes de phosphates par an, des trains remplis à ras-bord de notre minerai national se relayent 24h/24 pour y décharger les roches de Khouribga, Youssoufia et des autres centres miniers. Ensuite, des aspirateurs géants pompent le minerai et le déversent dans las cales des navires à destination du monde entier. Nous n’aurons pas accès à ce terminal stratégique faute d’autorisation.

 

Les syndicats en force

Autrefois, le terminal à containers était le royaume des dockers et des travailleurs journaliers qu’on appelait “Maline Jotona”. “Pour satisfaire le besoin en bras, le port faisait appel à des travailleurs appelés volontaires. Certains d’entre eux ont travaillé pendant des années avec ce statut, sans aucune protection juridique”, se rappelle Mustapha Ouardane, représentant de l’Union marocaine du travail (UMT). 40 ans, la barbe grisonnante, ce syndicaliste a commencé comme docker à l’âge de 22 ans avant de gravir tous les échelons, à force d’avoir été de tous les combats des dockers. “Mon père a travaillé ici pendant 35 ans, j’ai grandi dans une culture portuaire et syndicale. Je n’ai fait que reprendre le flambeau”, nous explique-t-il, fier de la carrière qu’il a eue, puis nous invite à prendre un thé au café Ladjoudan (L’adjudant). Avant 1994, les manutentionnaires venaient y noyer leur chagrin dans l’alcool, qu’ils achetaient dans un restaurant sur place ou à des marins étrangers à des prix dérisoires. Depuis, les temps ont changé. Mustapha Ouardane passe en revue les années d’exploitation des dockers avant que ces derniers ne s’organisent via les syndicats pour arracher, dans la douleur, des avantages consentis par l’administration du port. Le travail sur les quais occasionnait également  beaucoup d’accidents, dus entre autres à des chutes de containers. L’histoire que nous raconte Ouardane est entachée de violence également, avec ces baltajia payés pour casser les grèves, et les bagarres inouïes qui s’ensuivaient. Mais il en fallait plus pour décourager ce gaillard de 1,90 m. “Nous avons reçu des coups et nous en avons donné aussi, mais cette époque est révolue. Depuis le début des années 2000, les dirigeants associent les différents syndicats au dialogue pour sauvegarder les intérêts de toutes les parties”, nous explique le syndicaliste. En plus du recul des tensions sociales, la mécanisation du port et le recours systématique aux containers ont sonné le glas de l’ère des dockers.

 

Où est mon container ?

Après la pause thé, nous achevons notre visite sur le quai à containers. Des centaines de caisses métalliques attendent d’être embarquées alors que les portiques géants en déchargent d’autres de l’énorme porte-containers qui vient d’accoster. Les pilotes de ces monstres font partie de l’aristocratie des dockers, puisqu’un opérateur de portique peut toucher jusqu’à 17 000 DH par mois. Ici, le temps est l’ennemi désigné. “Si on traite 25 containers par heure on est bon, autrement on prend du retard, qui nous sera facturé par l’armateur et le client”, nous explique ce jeune agent, arborant une tablette électronique entre les mains. Une fois les données d’un container saisies et son scellé en plomb vérifié, il est évacué pour entreposage. Grâce à un système de géolocalisation par satellite, le client viendra chercher sa marchandise en utilisant les données saisies. Gare aux retardataires, puisque après les huit jours gratuits, les frais  d’entreposage peuvent exploser car ils sont calculés en fonction de la valeur de la marchandise. Alors que les ouvriers s’activent pour finir le déchargement du navire, les pilotes de la capitainerie négocient l’entrée au port d’un grand navire de croisière. En effet, le port enregistre 170 escales de croisiéristes (250 000 touristes en 2011), venus passer quelques nuits pour découvrir Casablanca, bénéficiant d’un vue imprenable sur la mosquée Hassan II. Il est 18 h, alors que les dockers s’apprêtent à partir, un autre groupe se prépare à prendre la relève pour faire tourner cette ville dans la ville qui ne dort jamais.

 

Histoire. Entre ciel et mer

Pendant tout le 19ème  siècle, Casablanca ne disposait que d’un petit port où des barques  allaient chercher les marchandises des navires en mer pour les débarquer sur la côte. C’est en 1907 que les travaux de construction d’une grande rade pour permettre la manutention des marchandises en eau calme vont commencer. Conformément aux plans urbains de l’époque, la ville devait se développer sous forme de demi-cercle autour du port, qui devait servir de fer de lance pour l’économie de la ville. Mais ce n’est qu’en 1938 que le port prend forme, commençant une série d’aménagements. Depuis, les quais ont été élargis pour atteindre une longueur totale de 9, 5 km  pouvant accueillir  jusqu’à 35 navires à la fois. Le port s’est également doté de terminaux roulier (RoRo) et céréalier. Avec la libéralisation du secteur portuaire, le port de Casablanca connaîtra, à partir de 2007, une refonte totale qui fait de l’Agence nationale des ports (ANP) le principal décideur sur les fonctions stratégiques qui incombent à l’Etat (politique portuaire, capitainerie, sécurité…), pendant que les fonctions commerciales sont octroyées sous forme de concession à des sociétés d’exploitation comme Marsa Maroc, Somaport ou encore Sosipo, qui gère l’activité céréalière du port.