Tunisie. La révolution meurtrie

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L’assassinat du militant de gauche Chokri Belaïd a provoqué un véritable séisme au pays du jasmin. Récit des journées mouvementées qui ont suivi la nouvelle de sa disparition.

“Il a vécu en militant, il est mort en héros !” Nayrouz, 6 ans, résume sobrement le parcours singulier de son père, Chokri Belaïd, 48 ans, assassiné par balles devant son domicile d’El Menzah VI, à 8 h 15 du matin, mercredi 6 février 2013. La veille, le secrétaire général du Parti des patriotes démocrates et numéro 2 du Front populaire, dénonçait, sur Nessma TV, le plan macabre des Ligues de protection de la révolution – milice qui a le statut d’association et bénéficie de la bienveillance du pouvoir et du parti Ennahda –, qui aurait dressé la liste d’une dizaine d’opposants à éliminer. Avec prémonition, il demandait la tenue d’un congrès national contre la violence politique. Les commanditaires de cet assassinat politique avaient-ils mesuré les conséquences de leur acte ? En voulant réduire au silence l’une des voix de l’opposition démocrate et moderniste, ils ont fait monter la clameur de tout un peuple, ressoudé par son rejet du gouvernement islamiste.

 

 

Génération “Dégage !”

 

Une fois la nouvelle connue, des milliers de personnes se sont rassemblées sur l’ave­nue Habib Bourguiba, pour scander les slogans de janvier 2011 : “Dégage ! Ennahda dégage !”, ou encore “Le peuple veut la chute du régime !”. Des dizaines d’avocats, des personnalités politiques, des syndicalistes et des députés se mêlent à la foule pour hurler leur rage. Maya Jribi, secrétaire générale du parti Joumhouri, est interpellée par des sympathisants qui lui demandent de quitter l’Assemblée constituante. Toutes les villes du pays s’embrasent et plusieurs bureaux d’Ennahda sont incendiés.

 

Quelques heures plus tard, 31 partis progressistes et une quinzaine d’associations signent un communiqué commun où ils dénoncent le crime et la violence politique, et demandent une commission d’enquête et des funérailles nationales. Ils appellent à l’unité et les députés de l’opposition suspendent leur participation à la Constituante. Enfin, ils constatent l’échec du gouvernement et de l’Assemblée, et proposent la création d’un comité de salut public pour sortir la Tunisie de l’impasse où elle se trouve depuis huit mois.

 

Crise institutionnelle

 

Depuis juillet 2012, la Tunisie est en effet enlisée dans une crise institutionnelle, avec un Premier ministre qui n’est pas en mesure de former une nouvelle équipe gouvernementale, et une Constituante incapable de produire une constitution. Tiraillé entre l’aile dure de son parti, incarnée par son dirigeant Rached Ghannouchi, et l’opposition, qui réclame le départ des ministres nahdaouis des portefeuilles régaliens (Intérieur, Justice et Affaires étrangères), Hamadi Jebali saisit la grande émotion suscitée par l’assassinat de Chokri Belaïd et tente, seul, un coup de poker : la dissolution du gouvernement et son remplacement par une équipe restreinte de douze technocrates sans filiation politique. Sans plus de détail. Le président de la république, Moncef Marzouki, rentre directement de Strasbourg et renonce à sa participation au sommet de l’Organisation de la conférence islamique, qui se tient au Caire. Bizarrement, à part sa déclaration au parlement européen, il restera silencieux. Pour sa part, Béji Caïd Essebssi, de Nida Tounès (opposition, appelle à la démission de Jebali et à la dissolution de l’Assemblée constituante. Dans les QG des partis et des associations, la fébrilité est à son comble. Les Tunisiens, sonnés, se couchent sans savoir ce que leur réserve le lendemain.

 

 

Un Che tunisien

 

La journée du jeudi 7 février est, une fois de plus, émaillée de manifestations et marquée par la répression. L’air de l’avenue Bourguiba est pollué par les gaz lacrymogènes. Très tôt, les Tunisiens rentrent chez eux et anticipent la grève générale décrétée pour vendredi, jour des obsèques nationales de Chokri Belaïd. À Jebel Jelloud, banlieue ouvrière paupérisée au fil du temps, les gens défilent toute la soirée dans la modeste maison de la famille Belaïd. Salah Belaïd, son père, et Lotfi, l’un de ses frères, confient leur douleur avec dignité et annoncent qu’ils demanderont une commission d’enquête internationale “comme pour Rafik Hariri, car, disent-ils, nous n’avons pas confiance en la justice de ce pays”. Salah Belaïd, ancien confiseur, raconte qu’il avait élevé Chokri à la dure. “J’étais bourguibiste, raconte le vieil homme. Mon fils militait contre lui, mais je le soutenais dans son combat pour les pauvres et les opprimés. Ni Bourguiba, ni Ben Ali n’ont tué mon fils, mais Ghannouchi l’a fait.” conclut-il avec amertume. Un peu à l’écart, dans la salle réservée aux hommes, Mohsen Omri, un vieil ami des années lycées, vient d’arriver du Maroc. “C’était mon idole, affirme cet ingénieur télécoms. Il était le Che de la Tunisie !” Mohsen n’avait pas vu Chokri depuis 1987, à sa libération du bagne de Rjim Maatoug, une prison à ciel ouvert en plein désert, créée par la police politique de Bourguiba pour éloigner les militants de gauche des centres urbains.

 

 

Grève générale

 

Vendredi, Tunis est une ville morte. Administration et magasins fermés, la grève générale est suivie à 100% avec la bénédiction du patronat. Le cœur de la capitale est à Jebel Jelloud, devant la maison de la culture, où le cercueil de Chokri Belaïd est exposé. Sa veuve, Basma Khalfaoui, appelle au calme. À 11 h 25, le cortège s’ébranle vers le cimetière du Jellaz, à quatre kilomètres de là. Le froid est mordant, le soleil tente quelques percées entre deux averses. Des dizaines de milliers de personnes suivent le cortège et scandent tour à tour des slogans antirégime et l’hymne national. La foule est aussi massée le long de la voie ferrée et sur les échangeurs autoroutiers. “J’éprouve une grande colère, affirme Nada, 26 ans. Il aura fallu que le sang coule pour que les gens s’unissent à nouveau.” L’indignation de cette jeune informaticienne, qui n’avait jamais entendu parler de Chokri Belaïd avant l’annonce du meurtre, traduit celle de tout un peuple, qui, sans mot d’ordre, est sorti dans la rue, du nord au sud et d’est en ouest, pour un dernier hommage à celui qui était considéré comme le porte-parole des sans-voix et qui repose désormais dans le carré des martyrs du Jellaz, entre Farhat Hached, militant syndicaliste de la première heure, assassiné sous la colonisation en 1958, et Salah Ben Youssef, grand nationaliste liquidé à Francfort en 1962.

 

Gouvernement. Coup de poker de Hamadi Jebali

Emna Mnif, militante politique à la tête de l’association Kolna Tounès, Harangue les politiciens avec énergie : “Les funérailles de Chokri Belaïd sont un plébiscite pour la démocratie. Faites attention de ne pas être en retrait par rapport à la volonté du peuple tunisien”. Depuis l’assassinat de Chokri Belaïd, les partis démocrates et modernistes tiennent réunion sur réunion pour tenter de trouver une plateforme commune face à la violence et aux islamistes. Pris de court par l’initiative du Premier ministre, Hamadi Jebali, qui annonçait au soir du 6 février la décision unilatérale de former un gouvernement de technocrates, les démocrates ne pourront que soutenir cette initiative. Hamadi Jebali, 62 ans, semble afficher une certaine lassitude face au pouvoir et avoir pris la mesure du fiasco de la transition. Face aux débats stériles sur la légitimité d’une telle décision, le Premier ministre réplique qu’il n’a pas besoin de l’aval de l’Assemblée constituante pour procéder à un remaniement ministériel. Il choisira les membres de sa nouvelle équipe selon quatre critères : ne pas avoir eu de responsabilité politique sous l’ancien régime, ne pas appartenir à un parti, ne pas se présenter aux prochaines élections et avoir des compétences réelles. Soutenu pour le moment par une aile minoritaire d’Ennahda et par Ettakatol de Mustapha Ben Jaafar, le président de l’Assemblée constituante, Hamadi Jebali, devra aussi faire face à l’éclatement de la Troïka avec le Congrès pour la république de Moncef Marzouki, qui s’est rangé aux côtés de l’aile dure d’Ennahda en rejetant l’idée d’un gouvernement apolitique.

 

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