Cinéma. La fabrique de kamikazes

Avec son nouveau long-métrage, Les Chevaux de Dieu (en salles le 6 février), Nabil Ayouch raconte comment de jeunes innocents de Sidi Moumen vont devenir des anges de la mort. Plongée dans la psychologie des fous d’Allah.

 

Après Zero de Noureddine Lakhmari, l’autre événement cinématographique qui risque de faire couler beaucoup d’encre en ce début d’année n’est autre que Les Chevaux de Dieu du réalisateur Nabil Ayouch. Après Ali Zaoua en 2001, une plongée émouvante dans le milieu des enfants de rue à Casablanca, Ayouch vise cette fois les bidonvilles de la métropole pour nous livrer son analyse d’un traumatisme national : les attentats terroristes du 16 mai 2003, qui ont fait 42 morts. Comme New York, Madrid, Riyad ou Londres, Casablanca était à son tour visée par le terrorisme. A l’exception de la littérature officielle et une série de procès qui ont conduit plusieurs personnes en prison, avec des peines de mort à la clé, l’événement n’a pas déclenché un torrent de créativité du côté des artistes et des intellectuels. Loin s’en faut. “Nous négligeons notre histoire contemporaine et nous sommes plus attirés par les pages glorieuses que par les événements tragiques. C’est comme une amnésie sélective”, analyse le réalisateur. Il va falloir attendre 2010, quand l’artiste-peintre et écrivain Mahi Binebine publie un roman intitulé Les Étoiles de Sidi Moumen. Grâce à son flair, Nabil Ayouch achète les droits audiovisuels du livre avant même sa sortie en France aux éditions Flammarion. Il a vu juste. Cela deviendra, pour des raisons d’exploitation, Les Chevaux de Dieu.

 

Descente aux enfers

Transposer Les Étoiles de Sidi Moumen  sur pellicule va s’avérer très pénible. A commencer par le théâtre des événements lui-même : Sidi Moumen. Après plusieurs repérages, Nabil Ayouch comprend que ce bidonville, en plus d’être un véritable coupe-gorge pour l’équipe du tournage, a vu pousser comme des champignons des constructions en dur. “Sidi Moumen a tellement changé depuis les attentats. Il fallait reconstruire le décor d’un bidonville ou changer de lieu de tournage. J’ai choisi la deuxième option”, nous confie le réalisateur, qui  jette alors son dévolu sur Kariane Brahma dans la banlieue nord de Casablanca. Si le décor est le même, dans ce Kariane les habitants voient d’un mauvais œil une armée d’étrangers débarquer chez eux pour raconter leur lot quotidien de violence et de misère. “Quand le décor a été incendié j’ai compris que ça n’allait pas être facile”, se rappelle le réalisateur. Là encore, Nabil Ayouch fait jouer les ficelles de la communication pour gagner les esprits et les cœurs. Il engage quelques jeunes du bidonville pour les besoins du transport de matériel ou pour assurer la sécurité sur les lieux du tournage.

Dans un style sobre, Les Chevaux de Dieu raconte l’histoire de deux frères, Hamid et Yachine, interprétés par les frères Abdelilah et Abdelhakim Rachid, qui vivent dans le bidonville de Sidi Moumen, à Casablanca. Le destin des deux frères bascule quand Hamid, qui a sombré dans la délinquance, fait un passage en prison et que Yachine commet un homicide pour protéger son ami de l’abus sexuel de son employeur. A sa sortie de prison, Hamid est embrigadé par un groupuscule extrémiste qui repère chez lui le besoin de rédemption. Lui-même recrute son frère et deux autres acolytes pour “la cause”. Au fil de la narration, la bande des quatre entame une descente aux enfers jusqu’à l’acte final : les attentats suicides du 16 mai 2003. Pour donner de l’épaisseur au récit et restituer l’atmosphère et la psychologie du parcours d’un kamikaze, le réalisateur a failli s’adjuger les services de l’ancien détenu salafiste Mohamed El Fizazi, avant que ce dernier ne se décommande. C’est finalement un autre ancien détenu, Rida Benotmane, qui s’occupera du coaching des acteurs. “L’erreur à éviter était de ne pas tomber dans la caricature aberrante du jihadiste avec un discours et des dialogues superficiels destinés à la grande consommation”, souligne Rida Benotmane.

 

C’est arrivé près de chez vous

Une caméra mobile qui survole le bidonville et des plans très serrés dans les petites maisons où habitent les héros de cette aventure violente facilitent l’immersion du spectateur dans ces vies marquées par la misère et le désespoir. Pour donner de la crédibilité aux personnages,  Ayouch récidive en donnant la réplique à des non-professionnels, comme à l’époque de Ali Zaoua, même si là, le jeu des acteurs, statique par moment, est loin de l’exploit des amateurs de Ali Zaoua. Au fil du récit, les protagonistes quittent leur domicile familial et désertent leurs habitudes pour se laisser embastiller dans l’univers du jihadisme. Exit le football, la fumette et l’histoire d’amour platonique avec la fille du quartier. Nabil Ayouch accompagne cette mutation avec une lumière tamisée et un tournage dans des espaces confinés jusqu’à l’étouffement. Sans donner de répit au spectateur, il installe une ambiance très tendue où les prières et les prêches ultraviolents contre la société et l’autorité sont la matrice de la manipulation de ces jeunes. La spirale assassine est enclenchée. Les Chevaux de Dieu nous transporte avec son récit et nous garantit une plongée dans des destins qui se croisent pour commettre l’impensable, mais sans aller jusqu’au bout. “Ce n’est pas l’acte final qui m’intéresse, c’est plutôt d’essayer de comprendre comment, à quelques pas de chez nous, des gamins qui jouaient encore au football, allaient devenir victimes d’un grande manipulation”, nous explique le cinéaste. Malgré une maîtrise de l’esthétique mise au service de la narration, on se sent conduit à destination sans effort et sans être interpellé ni bousculé. Par moments, on a l’impression de voir défiler une revue de presse racontant ce traumatisme national. Nabil Ayouch, lui, se défend de vouloir nous raconter “qui manipule qui” dans cette histoire. “Ce n’est pas une enquête policière ou journalistique, mais juste l’histoire sombre de quatre jeunes gens”, insiste le réalisateur. Au risque de générer chez le spectateur un goût d’inachevé…

 

 

Projections. Tous azimuts

Avant même sa sortie en salle, Les Chevaux de Dieu en était déjà à son 15ème prix international et le film est pressenti pour rafler au moins un prix lors de la 14ème édition du Festival national du film qui se tient à Tanger du 1er au 9 février. “Quand j’ai présenté le film en Asie, j’ai remarqué une envie chez ces gens de culture différente, et qui ne savent pas nécessairement ce qu’est un bidonville, une envie de comprendre ce terrorisme en Wildcard”, nous confie Nabil Ayouch. Les Chevaux de Dieu a coûté 2,5 millions d’euros, financés en partie par le fonds d’aide du CCM (4 millions de DH), ainsi que des fonds français et belges. Après une sortie nationale le 6 février, le film sera projeté dans les salles obscures en Belgique (13 février) et en France (20 février). D’autres sorties sont également prévues en Espagne, au Portugal, en Suède, aux Pays-Bas, ainsi que dans le reste du monde arabe à partir du mois de mars. Mais quel avenir attend ces jeunes non professionnels qui ont joué dans le film ? Selon Nabil Ayouch, “ça a suscité des vocations chez certains qui ont déjà reçu des offres au Maroc. Les autres vont poursuivre des études. Il n’y a pas que le métier de comédien dans la vie”. Parole de cinéaste.

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer