Retraites. La bombe à retardement

Dans dix ans, les deux principales caisses de retraites du pays n’auront plus de quoi payer les pensions de leurs affiliés. Une faillite annoncée qui risque de mettre à genoux toute l’économie du pays.

 

Maroc SA est en crise. Entre l’explosion du déficit budgétaire et l’assèchement du matelas de devises du pays, l’Etat n’arrive plus à joindre les deux bouts, et se voit obligé de s’endetter à tour de bras sur les marchés local et international. Mais à peine la réflexion lancée pour résorber ces deux déficits monstres, voici qu’un nouveau risque pointe son nez. Une bombe à retardement appelée “retraites”. Une patate chaude aussi, que les gouvernements successifs depuis l’alternance se sont refilée, sans qu’aucune action de fond n’ait été entreprise. Disons-le donc tout de suite : si Maroc SA est aujourd’hui malade, atteinte du mal de la compensation, le dossier des retraites risque de la mettre carrément à genoux.

 

L’équation impossible

Chez nous, les retraites sont gérées par répartition. Comprenez, ce sont les actifs d’aujourd’hui qui paient les retraites de leurs aînés. Cela s’appelle la “solidarité intergénérationnelle”, un régime hérité de la France. Un régime qui a longtemps fonctionné, il faut le reconnaître, mais qui a atteint aujourd’hui ses limites. Car pour tenir une telle équation, le nombre des cotisants doit être largement supérieur à celui des retraités. En d’autres termes, les cotisations actuelles doivent au moins couvrir les pensions. Sinon, les caisses de retraites doivent puiser dans leurs réserves pour couvrir le différentiel, jusqu’à leur épuisement total. Ce scénario catastrophe, on le vit déjà au Maroc. C’est le cas par exemple de la la Caisse marocaine des retraites (CMR) qui couvre tous les fonctionnaires de l’Etat et le personnel militaire. Cette structure a enregistré son premier déficit en 2012 déjà, et a dû puiser dans ses réserves pour payer les pensions de ses affiliés. Elle fera de même cette année, et son trésor de guerre, constitué au fil des ans par le surplus des cotisations et les plus-values des investissements réalisés, devrait s’épuiser totalement en 2021. Autrement dit, dans six ou sept ans, la CMR n’aura plus de quoi payer les pensions des retraités du public et de l’armée. Une situation qui obligera l’Etat à mettre la main à la poche, à coups de dizaines de milliards de dirhams tous les ans… “Si on arrive à ce stade, ce sera la catastrophe. Il est aussi inconcevable que l’argent des contribuables, qui doit d’abord servir à l’investissement et au fonctionnement de l’administration, parte dans le paiement des retraites des fonctionnaires. C’est juste aberrant”, s’alarme une source au ministère des Finances.

 

De Jettou à Benky

Le secteur privé vit également la même situation. La CNSS, caisse qui couvre les pensions des salariés du privé, est encore en forme aujourd’hui. Mais le premier déficit pointera son nez dès 2021… et la faillite du système est prévue 20 ans plus tard. Bref, tout le monde est dans le même bateau. Si les régimes de retraites tanguent, c’est tout le navire Maroc SA qui coulera. L’establishment en est conscient. Et le gouvernement aussi. La réflexion autour de la réforme du système a été lancée depuis dix ans déjà, sous Jettou. Alors Premier ministre, l’actuel patron de la Cour des comptes avait institué une commission nationale réunissant toutes les parties prenantes (Etat, syndicats, patronat, caisses de retraites et experts) pour trouver une solution à ce cancer qui menace la (très) relative bonne santé du pays. Le dossier est passé entre les mains du gouvernement Jettou et celles de Abbas El Fassi pour atterrir aujourd’hui sur le bureau de Benkirane. Et la commission n’a pas encore achevé ses travaux. Entre-temps, plusieurs mesures “aspirine” ont été prises, mais sans résultat durable. On a augmenté le taux des cotisations, indexé la pension des retraites de la CNSS sur le salaire des huit dernières années au lieu du dernier salaire perçu… Sauf qu’en faisant cela, on n’a fait que repousser l’échéance, sans régler la problématique. “Les deux anciens gouvernements n’avaient pas assez de courage politique pour lancer cette réforme. On n’a pas besoin d’attendre les scénarios de la commission technique pour agir. Les solutions sont connues de tous”, explique cet expert.  

 

Jeu de paramètres

“La réforme sera lancée, et je suis prêt à en payer le prix”. Cette phrase, lâchée par Abdelilah Benkirane la semaine dernière devant les conseillers de la deuxième chambre, tranche avec le discours timide de ses prédécesseurs. Une lucidité qui est, quelque part, rassurante. Réformer le système des retraites, c’est prendre des décisions douloureuses, impopulaires. Et le prix à payer pour un “gouvernement politique” est effectivement élevé. A l’instar de cette mesure que Benkirane semble décidé à prendre : l’augmentation de l’âge de la retraite à 62 ou à 65 ans. Si elle augmentera les volumes des cotisations et allégera la charge des caisses de retraites, elle induira forcément un mécontentement des travailleurs que ce soit dans le privé ou dans le public. Benky veut aussi agir sur le paramètre des cotisations, en relevant la cotisation mensuelle versée par les salariés et les employeurs. La conséquence sera une baisse immédiate du pouvoir d’achat des ménages et un alourdissement des charges sociales pour l’entreprise. Autre mesure douloureuse : l’indexation de la pension des retraités du public sur le salaire moyen des dix dernières années. Celle-ci est payée aujourd’hui sur la base du dernier salaire perçu. Le résultat sera une baisse sensible de la pension servie à nos seniors, et donc un affaiblissement de leur pouvoir d’achat. Couvrant à peine 25% de la population active, la retraite version Benky devra s’élargir aussi à toutes les catégories socio-professionnelles : médecins, avocats, notaires, pharmaciens, agriculteurs et autres professions libérales longtemps exclues du régime, seront appelés à souscrire à une retraite obligatoire comme les salariés et  les fonctionnaires. Bref, Benkirane veut jouer sur les paramètres de l’équation des retraites pour repousser l’échéance de la faillite du régime. Mais saura-t-il pour autant remettre à plat tout le système ? Seul l’avenir nous le dira.

 

Réforme. Objectif : fusionner les caisses

Si la réforme paramétrique est souvent recommandée pour parer à l’urgence, une remise à plat de tout le système des retraites est aujourd’hui la seule solution viable à long terme. La commission nationale, qui vient de rendre son rapport au Chef du gouvernement cette semaine, insiste beaucoup sur cet aspect. Et le scénario proposé réside dans le regroupement des différentes caisses de retraites du pays en deux pôles. “Ce scénario est relatif à une organisation institutionnelle de la CMR et du RCAR dans un pôle public, et de la CNSS et de la CIMR dans un pôle privé. Ces deux pôles étant basés chacun sur deux étages de couverture”, confie un membre de la commission. En clair, le pôle privé adopterait la CNSS comme régime de base et la CIMR comme régime complémentaire. S’agissant du pôle public, le régime de base serait géré par la CMR tandis que le RCAR se chargerait du régime complémentaire. Cette solution sera accompagnée d’une refonte des structures de toutes les caisses. Mais cela doit passer par une mise à niveau de chacun des quatre organismes, notamment en changeant le statut d’association de la CIMR. Ce qui n’est pas une mince affaire.

 

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