Poésie. Sme3 sawt zajal...

À ceux qui pensent que le rap est la seule expression artistique usant de la darija pour dénoncer le gouvernement, détrompez-vous : les zajalline ont le verbe aiguisé. Zoom sur un genre littéraire peu connu du grand public.

 

Fin 2012, Casablanca a abrité un concours (organisé par Nadi Al Qalam et plusieurs associations littéraires marocaines) dédié au gouvernement actuel. Sur les 58 poèmes reçus et déclamés, seuls quatre d’entre eux étaient favorables à Benkirane et ses ministres. Une véritable hécatombe poétique. “L’idée du concours est à la fois artistique et politique. À chaque événement secouant l’actualité marocaine, la parole est donnée aux politiciens et économistes, en omettant les écrivains et les poètes”, explique l’écrivain Chouaïb Halifi, à l’origine du concours.

Le choix de son association s’est porté sur le Zajal, qui représente pour lui “la voix des opprimés” : “le Zajal est pur, sans fioritures. C’est une institution dans notre société, et à mon sens l’un des seuls styles littéraires capable d’interroger entièrement le rôle de la culture et de ceux qui la portent”. Joute oratoire fondée sur la poésie dialectale, le Zajal remonte aux temps antéislamiques. Avant d’être institutionnalisé par Ibn Quzman, “prince du Zajal” dans l’Andalousie du XIème siècle, cette forme de poésie où tonnent les voix a traversé les pays et les idiomes, passant par les tribus de la péninsule arabique pour arriver en Egypte, au Liban et au Maroc. Pour rehausser et donner le rythme aux  vers, le Zajal est souvent accompagné de percussions traditionnelles.

 

Génération contestaire

Parmi les participants de cette “battle” qui s’est déroulée dans la capitale économique, des ouvriers, des chômeurs ou encore des fonctionnaires, âgés de 17 à 50 ans, venus des quatre coins du royaume clamer leur poésie orale. “Nous n’avons eu que trois femmes pour cette première édition”, se désole l’écrivain Ahmed Lemsyeh, président du jury. La plupart des Zajalline qui ont participé sont inconnus au bataillon des spécialistes du domaine. “Cette nouvelle génération donne l’impression d’être plus engagée politiquement que l’ancienne, peut-être lassée de voir que rien ne change”, continue Lemsyeh. Pour lui, de toute façon, “il n’y a pas de politique au Maroc, puisque nos politiciens se mélangent comme on bat les cartes”. Une métaphore d’écrivain, forcément. Parmi les conditions établies par le jury, l’interdiction à la glorification ou à l’insulte d’un membre du gouvernement, quelle que soit la couleur politique du texte proposé. “Que les poètes soient pro ou anti-gouvernement ne nous intéresse que peu. Ce n’est pas sur leurs idées politiques qu’on les juge, mais sur leur talent, leur vocabulaire, leur niveau de langue. Tout ce qui nous importe, c’est la poésie”, explique Ahmed Lemsyeh. Le but, en somme, était d’éprouver la créativité en y imposant la politique. Pour Chouaïb Halifi, si la grande majorité des poèmes va à l’encontre du gouvernement, c’est tant mieux. “L’art et la culture ne sont pas entre les mains du pouvoir. Plus la littérature est loin du pouvoir, plus elle est critique et pointue. Il suffit qu’elle s’en approche pour s’affaiblir et perdre toute essence”, prophétise-t-il. Preuve en est, aucun des quatre poèmes louant le gouvernement Benkirane n’a été retenu en finale…

 

 

Je rêvais d’un autre monde

« Tellef l’fjar / tellef l’7ojja / tellef dhor / tellef le3cha / tellef louthar / tellef lekhial / tellef ennathar / Toualet ghibat echamss / b9a ghir dlam”. Si cet extrait du texte qui a remporté le premier prix, C’est le fqih qui nous vient, est pratiquement intraduisible, l’auteur (Abderrahim Thakafi, résident à El Youssoufia) y fait clairement référence à l’islamiste Benkirane et au risque d’obscurantisme qui pourrait s’abattre sur le pays. Qualifié de fqih, il aurait égaré ses arguments et ses prières… Lemnama, deuxième poème primé et signé Mohamed Moukar, est un peu moins recherché : l’auteur y rêve, littéralement, d’un Maroc sans corruption, sans tberguig, sans aliénés dans les hôpitaux et sans jeunes rêvant de hrig. “Nous voudrions publier tous les textes de Zajal reçus dans un recueil, qui serait disponible pour la deuxième édition, en octobre prochain”, annonce Halifi. Lorsqu’on lui demande si Benkirane ou son gouvernement ont eu vent des textes, ou mieux, s’ils y ont réagi, l’écrivain commence par dire que l’organisation l’ignore, et que, sauf leur respect, elle s’en moque. Avant de se reprendre : “Le fait que personne ne réagisse prouve que la culture est méprisée”. A bon entendeur.

 

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