Bourse. Le blues des cols blancs

L’action GameStop est montée de 18 % lundi, puis de 93 % mardi et a explosé de 135 % mercredi 27 janvier. Crédit: AFP

Le pschitt de la Bourse de Casablanca a produit un véritable drame humain dans la communauté des financiers. Licenciements en masse, gel des bonus, pression et stress en permanence… l’univers feutré des golden-boys marocains a perdu de son éclat. Ambiance.

 

Les loups de la finance qui travaillent à Casablanca ont moins de panache que les héros de Wall Street ou d’American Psycho. Pas forcément de Porsche, de Rolex au poignet, de dîners arrosés, avant de finir en boîte, ligne de coke en prime. Actuellement, ils ont plutôt le blues. Fini les bonus à un million de dirhams, les salaires mirobolants, les téléphones qui n’arrêtent pas… nos cols blancs chôment. Oui, oui, ils chôment. Et ça les déprime. Le marché casablancais, qui faisait près de 900 millions de dirhams en volume par jour il y a tout juste quatre ans, est devenu un désert. Aujourd’hui, la moyenne des transactions quotidiennes, qui passent par les automates de la tour de verre du boulevard des FAR, franchit à peine les 20 millions de dirhams, ou 50 millions dans le meilleur des cas. La capitalisation du marché a fondu de plus de 200 milliards de dirhams depuis 2008, et le Masi, indice de référence de la place, perd chaque année entre 10 et 15% de sa valeur. La crise est bien passée par là. Et elle continue de faire des ravages.

 

Brokers, en mode off

Les brokers, ces fameux courtiers par qui tout passe en Bourse, ont un business assez simple. Pour acheter ou vendre des titres, il faut passer par eux. Ils ont l’exclusivité de l’intermédiation sur le marché. Et pour ce job, nos semsara “costume-cravate-weston” sont rémunérés à la commission : 0,25% (au mieux) sur chaque transaction. Quand le marché fait 800 millions de dirhams de volume, leur chiffre d’affaires atteint facilement les 2 millions de dirhams par jour. Quand il fait 40 millions, ce chiffre devient un petit 100 000 DH. Une somme ridicule qu’ils doivent tous se partager… Et ils sont 17. “Il y a des jours où on gagne moins de 1000 DH. C’est juste catastrophique. Il y a des mahlabate à Casa qui font mieux que nous”, signale, déprimé, un patron de société de Bourse, qui a mis 7 de ses cadres à la porte depuis le déclenchement de la crise en 2008, et négocie aujourd’hui la vente de sa boîte à un investisseur plus solide, au souffle plus long. Comme lui, tous les patrons de sociétés de Bourse ont la gueule de bois. Le secteur de l’intermédiation boursière avait réalisé en 2007 un chiffre d’affaires global de 718 millions de dirhams. A fin 2011, ce chiffre a été divisé par trois et atteint difficilement les 250 millions de dirhams. Côté bénéfices, c’est carrément l’hémorragie. Les 17 brokers de la place ont engrangé à peine 57 millions de dirhams de bénéfices en 2011, contre plus de 305 millions en 2007, un an avant le déluge. Et sur les 17, sept ont dégagé des pertes conséquentes. Seules les filiales de banques s’en sortent. Normal, les BMCE Capital Bourse, Attijari Intermédiation, CDG Capital Bourse ou Upline Securities ont le “dos solide”, comme on dit dans le jargon. Mais rien n’est plus comme avant…

 

Zéro bonus

Pour survivre, il n’y a pas de recette miracle. On serre simplement la ceinture. Premier poste touché : les salaires. “C’est notre principal centre de coût. Quand la machine ne tourne pas, il est normal qu’il y ait des coupes. C’est l’instinct de survie…”, explique Younes Benjelloun, administrateur directeur général du groupe CFG, une des dernières banques d’affaires indépendantes du pays, qui vient tout juste de lancer une vaste opération de restructuration pour remonter la pente. Et la méthode, tous les cost killers la connaissent sur le bout des doigts : zéro recrutement, réduction d’effectifs, gel des salaires et fermeture du robinet des primes. Une austérité qui touche tous les métiers de la chaîne : négociateurs, commerciaux, contrôleurs internes, analystes…mais surtout les traders. “S’il y a des traders, c’est parce qu’il y a des gens qui placent leur argent en Bourse. Il faut bien qu’il y ait des investisseurs qui prennent des risques pour assurer notre pain”, s’alarme ce désormais ex-trader, qui s’est retrouvé sur la paille il y a six mois, avec une famille à nourrir et des crédits sur les bras. Pour ceux qui sont restés dans le circuit, c’est le burn out. Les boss exercent sur eux une pression énorme pour attirer du volume, relancer les clients, en chercher de nouveaux. Le malheur, c’est que ça ne décolle pas. “La Bourse, c’est fini, personne n’y croit. Comment voulez-vous convaincre une personne raisonnable de mettre son argent dans un marché qui perd des plumes tous les jours, et sans aucune perspective d’avenir”, tonne Khalid Mhammdi, qui vient tout juste de quitter son poste de manager senior chez Integra Bourse, pour monter sa propre affaire dans le corporate finance. Comme lui, beaucoup sont tombés de haut. Après les années fastes, les bonus à 5 voire 6 zéros, l’heure est à l’incertitude. “Les primes, ça fait deux ans que je n’en ai pas touché. Et cette année, je n’y pense même pas. C’est peut-être un problème de riches, mais j’ai un appartement et un 4×4 à rembourser, ça m’angoisse”, glisse cet autre golden-boy, 32 ans, père de deux enfants, en resserrant le nœud de sa cravate bleue.

 

Crise, Printemps et PJD

En 2006-2007, les deux années folles de la Bourse de Casablanca, le marché était à son apogée. Tout montait : les indices, les cours, les volumes, les plus-values, les bonus… Des valeurs comme Addoha,ou encore la CGI ont fait gagner des millions à leurs porteurs, en moins de trois mois après leur introduction en Bourse. Le casino tournait à plein régime, attirant une vingtaine de nouvelles sociétés à la corbeille. Et les joueurs y prenaient de plus en plus goût. Une embellie qui a pris fin en 2008, au lendemain de la faillite de Lehman Brothers et du déclenchement de la crise des subprimes. Le choc parti de Wall Street a été ressenti jusqu’au royaume chérifien. Les particuliers ont déserté la place. Les investisseurs institutionnels (les zinzins pour les intimes) sont entrés en hibernation. Les sociétés qui projetaient une introduction en Bourse ont reporté sine die leur projet.

Le krach qui devait durer quelques mois, a duré plus longtemps que prévu, prolongé par le Printemps arabe, qui a signé une fois pour toute la fin de l’espoir né en 2010… Une parenthèse enchantée marquée par la méga-sortie des holdings royales de la Bourse, et qui a dégagé au passage quelque 16 milliards de dirhams de cash sur le marché, reboostant les volumes et les indices, mais pour quelques mois seulement. Quand le mur de confiance est brisé, il est difficile de le rebâtir. Une confiance que même la réforme de la Constitution, l’organisation des élections législatives et la montée des islamistes au pouvoir n’ont pu ressusciter. “L’actuel gouvernement n’a pas donné de signe d’apaisement à la communauté des investisseurs, qui préféraient mille fois un Mezouar aux affaires qu’un Benkirane, certes populaire mais qui semble ne rien connaître au monde de la finance”, analyse ce patron de société de Bourse. Alors, on refait les élections ?

 

Marché à terme. La réforme de la dernière chance

Permettre aux investisseurs de gagner de l’argent même quand le marché baisse. Voici la clé pour relancer la place casablancaise et tout le business qui tourne autour. Les cols blancs y voient en tout cas le dernier espoir pour attirer de nouveaux les boursicoteurs et faire sortir les zinzins de leurs “cachots”. Et cela est possible, grâce notamment à ce fameux projet de loi sur le marché à terme et le prêt- emprunt de titres, préparé par le gouvernement El Fassi, et qui doit maintenant être validé par l’actuel Exécutif.  Benkirane va-t-il enfin ouvrir les vannes ? “Il n’a pas le choix. Cette nouvelle réforme doit préparer l’entrée en activité de La City de Casa. La place casablancaise ne peut prétendre devenir un hub régional sans ces instruments de nouvelle génération”, explique Khalid Mhammdi. Une réforme très attendue que Younes Benjelloun, du groupe CFG, qualifie de “nouveau choc”, qui “devra relancer le marché sur de nouvelles bases, comme en 1993”. C’est tout le mal qu’on espère pour nos cols blancs.

 

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