Cinéma. Arrêts sur images

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Leïla Kilani revient en cinq points sur son premier long-métrage, Sur la planche, qui sortira en salles le 24 octobre.

 

Badia et la punk attitude

L’héroïne principale, Badia, est à fleur de peau, dans l’excès. Mue par la rage du désespoir, elle frôle le “no future”, traversant un film comparable à une course effrénée, une respiration syncopée.

“Si être punk signifie l’inaliénable révolte, alors Badia l’est avec la force éruptive de sa rage. C’est un bloc de résistance qui explose et s’expose sans préalables. Badia n’est cependant pas dans le “no future”, elle est dans l’instant, dans le “daba daba”. Badia résiste, refuse la soumission, l’ordre établi. Elle ne veut pas travailler à la chaîne à décortiquer des  crevettes, destin qui la mènerait en termes de promotion ultime à devenir recruteuse, avoir le travail comme seul horizon de vie. Badia est une majdouba contemporaine, elle représente le fou sacré de la bouche duquel sort la vérité ultime d’une époque. La solidité de Badia face à l’épuisement est impressionnante, elle ne renonce jamais.  Elle marche, cherche, est dans l’incapacité de se reposer, tant sa fatigue la tient en éveil et empêche le repos. Tel le majdoub, elle a dépassé le stade de l’épuisement, comme le prisonnier dépasse le stade de l’ennui ou le gréviste de la faim qui atteint le stade de la satiété. Ces états qui sont proches rendent lucides et voyants si on n’en meurt pas. Badia voit plus, plus loin, plus vite”.

 

Comme un air de Printemps arabe

Badia brûle de l’intérieur. Elle est incandescente quand elle tient son monologue d’ouverture où elle définit ce qu’est la dignité pour elle. Elle a décidé d’arracher coûte que coûte la karama qu’ont exigée les peuples tunisien, égyptien, libyen et marocain.

“Le film a été tourné en 2010 : personne n’aurait pu augurer des Printemps arabes. Nous suivons Badia, jeune fille de 20 ans, dans son tourbillon, sa spirale, dans la ville de Tanger sujette au bouleversement de tout ordre : social, architectural, linguistique, etc. Badia cherche à échapper à sa condition et à s’échapper d’elle-même. Elle veut se débarrasser d’un fardeau trop lourd, celui d’une jeune Marocaine, ouvrière, avec un avenir bouché. Cette frustration totale la cogne à la dureté de la ville. C’est la même frustration qui la fait courir d’un point à l’autre à la recherche de ce qui lui manque le plus : le temps de vivre, celui de respirer, celui de se purifier quotidiennement avec l’eau. Elle voudrait faire peau neuve, muer, faire sa révolution. A l’écoute de son propre vide, Badia est en attente d’un acte qui produirait de la vie et un tout petit peu de reconnaissance. Elle est en cela la sœur de Bouazizi, mais une sœur qui refuserait de s’immoler. Elle ne veut pas non plus prendre le risque de mourir sur un radeau de fortune vers l’Espagne. Badia préfère prendre d’assaut ce bout d’Europe qu’est la zone franche de Tanger”.

 

Une œuvre sociale

Badia décortique des crevettes toute la journée et rêve de travailler dans la zone franche de Tanger. Elle veut devenir une petite main de la mondialisation et elle est aussi amorale que la jungle de l’économie libérale. 

 “C’est un film noir, politique. Un univers noir transfiguré dans une usine à crevettes, mais sans les intérêts premiers du film noir : le butin, l’argent, le pouvoir ou l’amour. Il n’y a pas non plus de mobile : la haine, la vengeance, la jalousie, la bêtise brute de la violence gratuite. C’est un objet stylistiquement dégraissé au maximum, le contraire du “kitsch naturaliste réaliste”. C’est l’expression d’un milieu culturel particulier : le nord du Maroc au début du

XXIème siècle, étroitement lié au village global, peuplé de petites bricoleuses de l’urgence, moins hors-la-loi que simples ouvrières. C’est l’histoire de quatre tdebarrate, ces êtres étonnants qui bricolent leur survie au jour le jour en funambule, pour continuer à être cet “Homo tdebaratus” incassable et combatif. Ce qui constitue le quatuor Badia, Imane, Nawal et Asma comme des sujets politiques, ce sont les gestes et les déplacements qu’elles arrachent au regard du contremaître et au temps, à l’horloge taylorienne, leur débrouille, leur grappillage au cœur du marché technologique. Les quatre jeunes femmes ne sont pas pour autant une avant-garde. Badia  n’est pas dans une lecture idéologique ou militante de sa vie et de sa condition. Elle est dans l’intuition politique, perçoit l’oppression dans son corps déchiré par le morcellement du travail puant à la chaîne. Badia vit dans son corps la violence clinique de la discipline taylorienne qui l’avale, qui lui dévore son temps, elle sent qu’il lui faut briser la mécanique”.

 

Un parler vrai

Débit de mitraillette, darija rocailleuse, slam percutant, Badia est mue par une parole aussi saccadée que ses gestes. Des mots synchrones avec son mouvement perpétuel.

“Dans les rues marocaines, je suis une éponge. Mon plaisir est infini face à l’intensité physique de l’expulsion vocale. Je jubile ! J’aime les accents. Tous. Je suis vorace de cette langue où les mots, syntaxe, grammaire sont transformés, pliés, rompus par cette exubérance verbale. C’est la langue du territoire urbain où ne comptent plus les origines, le village, la langue des ancêtres. Une langue en perpétuelle réinvention, qui repose sur une poésie et une capacité de métaphoriser le monde. Badia invente une langue babélique. Sa darija résonne comme du rap ou comme un flux de slam, c’est un flot et un flow heurté. Il est musical.  Dès le départ, je voulais que le film donne la part belle à cette langue imagée et inventive. La langue devait insuffler et prendre en partie en charge le rythme du film.

Badia brandit cette langue comme un  gun qu’elle pointe en Calamity Jane pour mener une guérilla linguistique.  Ne pas parler pour elle, c’est être face à sa solitude et risquer le silence qui l’effraie. La parole de Badia naît là, elle parle pour ne pas entendre cet écho interne, contre la  peur de ce qui va advenir. Ses monologues se succèdent, s’entremêlent : des scansions aléatoires. Badia vocifère, hurle, s’emballe, le souffle coupé entre la colère et l’indignation. C’est ce qui me donnait les indications de césures. Badia ne respecte pas la ponctuation et la syntaxe. Elle jette ses mots comme une prière. Des mots projectiles comme un cri, comme parole primitive, irrationnelle, non construite, désarticulée. Comme langue originelle”.

 

Du cinéma de rue

Plusieurs influences expliquent le cinéma caméra à l’épaule de Leïla Kilani, sa spontanéité et ses images volées dans la rue.

“Sur la planche semble tourné à l’arraché, mais en réalité il est très découpé et maîtrisé. La structure narrative joue sur l’ellipse et le montage sur les coupes brutales. Le travail sur le son est incroyable, totalement novateur à l’époque. Le film est dénué de musique, les bruits de la ville ont leur vie à part entière, parfois ils couvrent les dialogues ; ça assourdit le spectateur. Il est le résultat d’émotions fondatrices où l’on retrouve Who’s knocking at my door de Scorcese, Wanda de Barbara Lodden -mon film culte- et Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg. En gros, l’esthétique documentariste du cinéma américain indépendant du début des années 1970. Dans mon ADN de cinéphile, il y a aussi le néoréalisme italien, son obsession de peindre le quotidien en l’état, réalité et documentaire se mêlant pour romancer la “vraie vie”. La pénurie de moyens est devenue à l’époque une composante de ces films en amenant le cinéma dans la rue. Il en a résulté un code stylistique. J’aime aussi la virtuosité des Iraniens à faire du cinéma coûte que coûte à l’image de Bahman Ghobadi et ses Chats Persans. J’adore aussi le Chinois Wang Bing et  son chef-d’œuvre A l’Ouest des Rails, tourné caméra DV au poing. J’apprécie l’audace folle et la créativité de ce cinéma fait à la force de la volonté et de la foi. Autant de films hors système, tournés sans autorisation”.

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