Histoire. Sultan of swing

Moulay Abdelaziz a régné de 1894 à 1908 sur le Maroc. Mais dans l’intimité, c’était surtout un passionné d’art, de photographie, d’automobiles, de gadgets et de jeux en tout genre. Immersion dans le quotidien d’un monarque pas comme les autres.

 

P­­­lanté au milieu de la “cour des amusements”, il filme des femmes juchées sur des bicyclettes ou des tricycles à pétrole. Elles rient aux éclats. Le sultan, lui, est fier de leurs prouesses : c’est lui qui leur a appris à monter à vélo. La bicyclette siège en bonne place des loisirs préférés de Moulay Abdelaziz. A tel point qu’au milieu de son palais de Marrakech, il a installé tout un circuit avec rampes et obstacles en planches et en matelas pour mieux s’amuser à vélo. Et avec quelques proches, il a même inventé le polo à bicyclette, un sport peu académique. Gabriel Veyre, auteur de l’ouvrage Dans l’intimité du sultan, à qui l’on doit cette scène de vie à l’intérieur du palais, s’amuse beaucoup de ce roi qu’il dit “brave homme” à la curiosité insatiable, à l’esprit vif et aux plaisirs simples et enfantins. Son  ouvrage est l’un des rares témoignages dont on dispose sur l’intimité de Abdelaziz.

 

L’histoire de la rencontre entre Veyre et le sultan commence ainsi. Abdelaziz décida un beau jour de se mettre à la peinture. Un Américain, Schneider, s’installe au palais pour le lui enseigner. Seulement, le sultan se lasse : il veut maintenant s’adonner à la photographie. Mac Lean, un commerçant britannique devenu instructeur dans les armées royales, et par la même un proche du monarque, s’attelle à trouver un enseignant à son patron. Il dégote Veyre, photographe français, qui accepte cet emploi représentant à l’époque une aventure incroyable. A son arrivée au palais, en 1901, le Français s’inquiète de voir apparaître un féroce tyran. Quelle ne fut sa surprise lorsqu’il découvre un jeune homme —Abdelaziz est alors âgé de 21 ans— d’une extrême gentillesse et d’une grande compréhension.

 

 

Sa Majesté des jeux

 

Le jeune roi aime s’adonner à divers jeux et exercices sportifs, des plus nobles, comme l’escrime, aux plus enfantins, tels que saute-mouton, en passant par le football, le trapèze ou encore le tennis pour lequel avait fait installer un court dans l’enceinte du palais. Veyre eut alors l’idée de ramener au Maroc un tricycle automobile. La curiosité de Abdelaziz est piquée au vif : “Ces mécaniques l’intéressèrent. Il demanda à quoi servaient les différents organes, toucha les manettes (…) après de brèves explications, il s’est lancé à pleine vitesse à travers la cour.” Très vite, l’amour du sultan pour les engins à moteur pousse Veyre à passer commande d’automobiles. Abdelaziz en choisit quatre sur un catalogue. Une des voiturettes étant arrivée en piteux état, on sauve son moteur pour fabriquer une machine à glace. De son amour pour les automobiles, Veyre écrit : “Il s’y adonna avec une sorte de frénésie, comme il faisait pour toutes ses fringales successives.” L’automobile n’est en effet qu’un des multiples loisirs et engouements passagers du sultan. A la cour, on trouvait aussi un billard “richissime, tout marqueté, tout doré”, auquel Abdelaziz jouait en compagnie de Mac Lean et Veyre. Ces derniers, par souci ou par excès de courtisanerie, avaient pour habitude “d’oublier” de comptabiliser leurs points sur le marqueur manuel. Ayant remarqué la supercherie, Abdelaziz, fâché, pressa Veyre de lui installer un marqueur électrique sonnant à chaque coup. Autre dada royal : le lancement de montgolfière, art compliqué qui nécessitait que chacun mette la main à la pâte, jusqu’à El Menebhy, le très sérieux ministre de la Guerre. Enfin, ultime joie du sultan : les feux d’artifice. Aux détonations des fusées répondaient les explosions de joie de Abdelaziz qui, dans l’excitation, s’approcha même une fois fort dangereusement du champ de tir.

 

 

 

Photographe, collectionneur, esthète…

 

Venu enseigner la photographie, Veyre ne fut pas déçu. Il écrit : “Je crois bien que de tous les passe-temps auxquels il s’est adonné, c’est celui-là qui a le plus longtemps amusé Abdelaziz. Il y était devenu d’une rare habileté.” De plus, l’élève talentueux qu’était le monarque tint à apprendre à développer lui-même ses clichés dans le laboratoire monté par les esclaves dans le palais et sous les instructions de Veyre. A peine mis au courant de l’existence de la photo en couleurs, le sultan s’y consacra avec ferveur et enthousiasme. Veyre le décrit “passant de longues journées, enfermé dans son harem, à photographier ses femmes. (…) Il  les fit parer de leurs atours les plus voyants, de leurs bijoux, colliers, bracelets, aigrettes ; il les plaça devant des fonds d’éclatants tapis, disposa autour d’elles, sur la table drapée de violentes étoffes, des fleurs artificielles, baroques, criardes, et chercha enfin à réaliser les tableaux les plus colorés qu’il put former. Il obtint souvent de très jolis clichés.” Les favorites du harem, en plus d’être l’objet de portraits, sont initiées par leur maître à l’art de la photo.

 

Tous les jours, au palais, un nouveau chantier était lancé. Au point que le lieu finit par ressembler à une ménagerie géante doublée d’un bric-à-brac invraisemblable. On y trouve pêle-mêle, selon les listes des différents chroniqueurs de l’époque, des gramophones, des petits trains électriques, un piano à queue, un ascenseur (posé à même le sol), des oiseaux empaillés, une fontaine d’eau de Cologne, et des animaux : wapitis, zèbres, boas, lamas, antilopes, singes, lions et autres. Les achats compulsifs du sultan font le bonheur des arnaqueurs, à l’image de cet Américain qui lui a vendu un bulldog britannique édenté pour une somme astronomique.

 

 

J’aurais voulu être un artiste

 

Difficile, lorsque l’on lit entre les lignes, de ne pas voir apparaître un Abdelaziz dont le caractère n’était pas forgé pour gouverner… Veyre décrit même un personnage qui “était la bonté et la faiblesse même.” Un homme qui répugnait à la guerre comme le rapporte le Français à qui Abdelaziz confia lors d’une discussion sur un lointain conflit en cours : “Si j’avais de l’argent, ce n’est pas à la guerre que je le dépenserais !” Walter Harris, journaliste américain du Times, installé à la cour, narre cette anecdote : alors qu’il s’entretient avec le sultan à propos de ses difficultés à faire respecter ses ordres, celui-ci s’emporte un temps, puis se rétracte et lâche : “Vous ne savez pas combien je suis las d’être sultan.” Harris affirme qu’au moment de cette confession, les yeux du monarque sse sont remplis de larmes. Veyre, en revanche, rapporte un certain nombre d’excentricités royales. Comme ce jour où il croise le sultan arborant des chaussettes “d’un rouge éclatant” – la tradition vestimentaire vouait les sultans aux chaussettes blanches – et arguant : “Il paraît que c’est la grande mode à Londres !” Le caractère farceur du sultan est aussi décrit par moult historiettes. Lorsqu’il s’entraînait au tir à la carabine en compagnie de El Menebhy, il ne manquait jamais de traficoter auparavant le mécanisme du fusil de son concurrent. Ce dernier ratant par conséquent sa cible, le sultan le raillait alors : “Toi, mon ministre de la Guerre, tu ne sais pas tirer !” Autre passe-temps du sultan, jouer à s’électrocuter en compagnie de ses amis… Le reste du temps, il le passe à observer avec intérêt et amusement le labeur de l’horloger du palais – qui comptait plus de trois mille montres et pendules. Lui-même possédait “un chronomètre en or très compliqué et marquant les heures des différentes capitales du monde” qu’il gardait toujours en poche.

 

Gavin Maxwell, historien et auteur d’un ouvrage sur El Glaoui (Dernier seigneur de l’Atlas) dépeignant précisément le Maroc de l’époque, a cherché à analyser le caractère de Abdelaziz et son désintérêt pour la chose politique et militaire. Selon lui –ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est confirmée par d’autres récits–, le sultan aurait volontairement été tenu à l’écart des affaires par ses plus proches conseillers, avides de pouvoir. Son caractère serait en fait une intrigue de palais, “une politique qui tendait à obnubiler complètement son esprit” pour reprendre ses mots. Abdelaziz n’avait que seize ans lorsqu’il succéda à son père Hassan I, en 1894. C’est dès ce moment, selon Maxwell, que Ahmed Ben Moussa, le chambellan, laissa exprès le jeune sultan dans l’ignorance des affaires publiques pour mieux s’en emparer. A la mort du chambellan —Abdelaziz a alors dix-neuf ans et peut légitimement exiger sa part de commandement—, “ses ministres n’eurent qu’une seule préoccupation commune : l’empêcher par tous les moyens de s’intéresser en quoi que ce soit aux affaires de l’Etat.” Maxwell, tirant ses conclusions ,nomma son chapitre consacré à Abdelaziz “Le roi enfant”.

 

Splendeurs et misères d’un monarque

 

L’excentricité de Abdelaziz déplaisait aux ouléma. A plusieurs reprises dans le récit de Veyre, on lit leur colère contre le sultan, parfois pour des raisons bénignes, comme lorsqu’il décida de repeindre en bleu les murs du palais – la tradition exigeant qu’ils soient  blancs. De là à affirmer que son excentricité a coûté son trône à Abdelaziz, il n’y a qu’un pas. Les pertes d’argent les plus importantes n’étaient pourtant pas dues à ses achats mais à la corruption des hauts fonctionnaires qui, dès qu’ils le pouvaient, empochaient des commissions et trafiquaient les comptes. Quant aux principaux griefs des tribus et des religieux à l’égard de Abdelaziz, ils concernent les accords multiples avec les puissances coloniales, particulièrement la France, qui menaçait l’indépendance du Maroc et sa timide politique réformatrice (changement du statut des caïds, réforme des impôts entre autres). Les deux sont d’ailleurs liés : c’est suite à une rébellion des tribus en réaction à des réformes que, pour la première fois en 1903, dépassé par les évènements, le sultan dut faire appel aux forces françaises pour mater l’insurrection. Officiellement, c’est pour contrecarrer l’influence étrangère au Maroc que le frère de Abdelaziz, Abdelhafid, prit les armes contre lui en 1907. Mais un journaliste français, Christian Houel, auteur de Mes aventures marocaines, rapporte ces propos de Abdelhafid, visiblement irrité par les frivolités du sultan : “Mon frère n’a pas rempli ses devoirs de chef des croyants. Il a contracté des emprunts qui n’ont pas servi à relever l’empire mais à satisfaire ses plaisirs.” Le portrait que Houel dresse de Abdelhafid contraste avec celui de Abdelaziz : il s’adonnait à des passe-temps bien plus classiques pour un homme de pouvoir : échecs, chasse aux faucons et aux lévriers, “ce qui ne l’empêchait pas, écrit le journaliste, de songer aux affaires sérieuses.” L’historien marocain Abdallah Laroui décrit aussi, dans un de ses ouvrages, un homme très pieux, sévère, au fait des polémiques religieuses comme de la politique européenne. Après s’être attaché l’alliance du puissant Glaoui de Marrakech, Abdelhafid l’emporte sur les troupes du sultan. En 1908, Abdelaziz est destitué. Il se retire à Tanger où il finit sa vie dans l’anonymat le plus complet.

 

BIO express

 

Février 1878. Naissance à Fès

Juin 1894. Accession au trône

Mai 1903. Rébellion des tribus et intervention française

Janvier 1908. Destitution au profit de Moulay Hafid

Juin 1943. Décès à Tanger

 

 

Harem. L’homme qui n’aimait pas les femmes

 

A­vec les femmes non plus, Abdelaziz ne se montre pas très conquérant ni intéressé. Veyre en dit : “Ce n’est pas un sensuel, tant s’en faut.” Il enfonce même le clou en expliquant que le harem semble être pour le sultan une obligation comme une autre : “Il n’a autant de femmes, sans doute, que parce que cela aussi fait partie de ses devoirs souverains, de son rôle.”  Les femmes, le sultan préfère largement les utiliser “comme un excellent public, à qui montrer ses petits talents.” Abdelaziz eut tout de même une femme, Mina. De leur union naquît une fille, Fatim Zahra. Un autre mariage avec une certaine Hbika lui donna un fils, Hassan. En revanche, tous pointent la place prépondérante dans la vie du sultan de sa mère, une Turque connue sous le nom de Lalla Rkia. Femme de pouvoir, d’intrigues, intelligente et puissante, elle sut à la mort de son mari assurer le trône à son fils malgré une foule de rivaux.

 

Foukach. Le dernier bouffon

Alors même qu’à l’époque, plus aucun monarque n’en possédait, on pouvait encore croiser des bouffons à la cour de Abdelaziz. Musicien dans une troupe marrakchie, Si Ali Blot plaît au sultan qui décide de l’installer au palais, l’affuble d’une tenue clownesque et lui trouve un patronyme : Foukach. Car le bouffon, fassi de naissance, ne cessait de répéter le mot “foukach “, ce qui amusait Abdelaziz, habitué quant à lui à dire “imta”. Veyre s’étonne de la liberté de ton que Foukach s’autorise auprès du sultan. Après avoir réclamé et obtenu une esclave de la part d’El Menebhy, le ministre de la Guerre, pour l’épouser, il se plaint ouvertement devant le sultan que son ministre avait inculqué à l’esclave des pratiques sexuelles ne permettant pas d’obtenir de descendance…

 

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