Télévision. Des marionnettes d’influence

Par Réda Mouhsine

Un an et demi après le début du Printemps arabe, les Guignols de l’info débarquent au Maghreb. Avant-goût d’une émission qui risque de ne pas plaire à tout le monde.

Imaginez Abdelilah Benkirane, Fouad Ali El Himma ou encore le sulfureux Cheikh Zemzmi, tous trois tournés en dérision à la télévision, quotidiennement et en prime time s’il vous plaît. Non, une telle émission n’existe pas encore au Maroc, mais ça ne saurait tarder, nous promet la chaîne tunisienne privée Nessma TV. Vous l’aurez compris, il s’agit d’une reproduction, presque à l’identique, de la célèbre émission satirique Les Guignols de l’info, diffusée depuis 25 ans en France par Canal +, et qui, géographie oblige, s’appellera chez nous Les Guignols du Maghreb. La chaîne tunisienne a profité du mois de ramadan pour diffuser quotidiennement des capsules d’une demi-douzaine de minutes et, à en croire les dirigeants de Nessma, le succès était au rendez-vous.

 

Têtes de guignols

Le président tunisien Moncef Marzouki, le Chef du gouvernement Hammadi Jebali ou encore le leader d’Ennahda, Rached El Ghannouchi, ont tous leurs marionnettes en latex, comblant de joie les téléspectateurs qui découvrent leurs principaux hommes politiques parodiés, raillés, parfois ridiculisés par des imitateurs, souvent dans des situations loufoques. Pour les besoins de l’émission, les producteurs n’ont pas hésité à grossir les traits des personnages. C’est ainsi que  Cheikh El Ghannouchi est dépeint en parrain de la mafia, cigare au bec, donnant ses ordres aux nouveaux hommes forts de la Tunisie, dont le président “par intérim” Moncef Marzouki. Ce dernier est décrit comme impuissant et docile face aux ordres dictés par le leader islamiste. Ce qui n’a pas manqué de faire grincer des dents. Le 23 août dernier, le ministre de la Santé tunisien, Abdellatif Mekki, accusait les émissions de télévision de “dépasser les bornes”. Toutefois, il n’y a pas que des politiciens qui se font tailler un costard. Comédiens et chanteurs ne sont pas en reste : ainsi, l’icône du raï, Khaled, en a pris pour son grade et le sourire légendaire qu’il arbore en toutes circonstances a bien évidemment été moqué. Mais qu’en est-il alors de nos people marocains ? Le téléspectateur marocain aura-t-il un jour la chance de voir ses hommes politiques parodiés sur Nessma ? Selon Nabil Karoui, le PDG de la chaîne, “tous les pays du Maghreb auront leurs guignols. Marocains et Algériens auront leurs politiques et artistes en guignols. Il était temps”, a-t-il déclaré à l’occasion d’une conférence de presse tenue à Alger.

 

“Fhamtini oula la” ?

Concernant le Maroc, la journaliste de la chaîne de Radès, Ibtissam Hassi, nous confirme l’introduction prochaine de marionnettes marocaines. Pour l’instant, aucune n’est encore apparue à l’écran. “Une conférence de presse sera organisée d’ici un mois environ. C’est alors que nous présenterons au public marocain les marionnettes représentant les personnalités de leur pays”, précise la journaliste marocaine, sans donner plus de détails. Néanmoins, des rumeurs circulent d’ores et déjà sur le Net, et un site d’information arabophone soutient même que des personnalités comme le Chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, et le conseiller du roi, Fouad Ali El Himma, figureraient en tête de liste. Grand absent de ce casting de choix : Mohammed VI, bien évidemment… Décidément, nos lignes rouges s’exportent !

En attendant la confirmation des choix de Nessma, les téléspectateurs marocains peuvent déjà imaginer les dialogues et les situations dans lesquelles pourraient se trouver nos politiques. On verrait bien un Abdelilah Benkirane se tournant les pouces, désabusé par les attaques incessantes de ses “démons” et “crocodiles” – comprenez l’entourage royal auquel le Chef du gouvernement a fait allusion à maintes reprises-, et concluant ses apparitions par de brèves “fhamtini oula la !”. Ou bien une Bassima Hakkaoui, seule ministre femme présente au gouvernement, déguisée en… homme. Reste à trouver des imitateurs capables de reproduire les voix de nos politiciens nationaux.

 

Un procès pas drôle

En attendant l’arrivée sur nos écrans de nos guignols nationaux, la chaîne tunisienne doit faire face, non à des pressions émanant de cercles politiques influents, mais à un contentieux judiciaire qui l’oppose à une autre chaîne privée, Ettounsiya TV, propriété du jeune animateur et producteur Sami Fehri. Celui-ci reproche à Nessma de lui avoir tout bonnement volé l’émission. En effet, Ettounsiya diffuse, depuis bien avant sa concurrente, une émission intitulée La logique politique et qui ressemble à bien des égards aux Guignols diffusés par Nessma. En fait, le problème réside dans les marionnettes elles-mêmes, fabriquées par la même société, “Zig Zag production”, et chacune des deux chaînes réclame l’exclusivité de leur utilisation. Résultat, les deux chaînes de télévision se sont retrouvées devant la justice le 24 août dernier, et le Tribunal de première instance de Tunis a tranché pour… le statu quo. Situation pour le moins burlesque puisque Nessma et Ettounsiya continueront donc à produire quasiment la même émission de satire politique, pour le plus grand bonheur des Tunisiens, qui sortent de 23 ans de dictature. Quant aux Marocains qui sont bombardés de médiocrités télévisuelles produites par des chaînes nationales politiquement frileuses, ils n’auront, quant à eux, d’autres choix que de zapper vers d’autres cieux, là où le crime de lèse-majesté n’existe plus. Comme dirait PPD (marionnette de PPDA, Patrick Poivre d’Arvor) : “Atchao bonsoir !”        

 

Élections. Les Guignols font le show 

Demandez aux hommes politiques français ce qu’ils pensent des Guignols de Canal+, ils vous en diront du bien pour la plupart. Redoutée par la totalité des politiciens français, l’émission diffusée à partir de 1988 dans l’Hexagone a fait trembler bien des personnalités, mais elle a aussi, sans doute involontairement, avantageusement servi d’autres. Bien des marionnettes ont fini par gagner beaucoup plus en popularité que leur modèle. C’est ainsi que, de ses propres aveux, l’ancien président Jacques Chirac a confié l’influence qu’aurait eue le programme sur sa première élection en 1995. “L’AFP lui a posé franchement la question sur l’influence positive de l’émission en 1995 et Chirac le reconnaît à demi-mot : ‘J’espère que c’est aussi pour d’autres raisons que j’ai été élu !’”, peut-on lire sur un article du portail d’information français 20minutes, citant des propos de Jacques Chirac. “Supermenteur” pour Chirac, arrogant et bling-bling pour Nicolas Sarkozy, mou et un peu nian-nian pour François Hollande, l’émission n’épargne aucun des Chefs d’Etat qui se sont succédé à la tête de la république. Très célèbres auprès des Marocains, ceux-ci seraient peut-être tentés de croire que les Guignols seraient “Made in France”. Faux : c’est encore une fois l’avant-gardisme britannique qui en est à l’origine. Canal + s’est fortement inspirée de l’émission Spitting image, diffusée à partir de 1984 sur le réseau britannique ITV. Aujourd’hui, les Guignols sont présents sur une quinzaine de chaînes de télévision à travers le monde, dans des pays aussi inattendus que le Cameroun.