Décryptage. Le corps, ce tabou

Malgré une certaine évolution des mentalités ces dernières années, nos concitoyens ont un rapport tourmenté avec leur corps, qui reste entouré de nombreux interdits. Dissection d’un malaise qui gangrène la société.

Plage de Skhirat, par un samedi ensoleillé. Salma est installée avec ses amies sous un parasol, mais hésite sérieusement à retirer son T-shirt pour aller nager. Ce qui l’inquiète ? Le regard que portent sur elle un groupe d’adolescents assis à quelques mètres. “La semaine dernière, j’ai été insultée par deux hommes qui m’ont traitée de “pute” simplement parce que je portais un bikini. Depuis, j’attends toujours que la plage se vide pour aller me baigner”, explique la jeune femme.

Le plus inquiétant, c’est que ce genre de réactions au dévoilement du corps est devenu monnaie courante sur nos plages comme dans nos villes. Ainsi, l’actrice Latifa Ahrrare a vécu l’équivalent de ce “complexe du bikini” il y a quelques mois, à plus grande échelle. Sa dernière pièce de théâtre, intitulée Capharnaüm, a soulevé un véritable tollé parce qu’elle y jouait une scène en maillot de bain. Plusieurs journaux ont été scandalisés par ce qu’ils considèrent comme “une atteinte aux bonnes mœurs”. Sur la Toile, des sites arabophones conservateurs ont violemment critiqué l’actrice —allant jusqu’à l’accuser d’avoir joué quasiment nue— et une page lancée sur Facebook appelait même à son meurtre ! Ces réactions démesurées, qui font froid dans le dos, prouvent une chose : le corps reste l’un des principaux tabous de la société marocaine.

Cachez cette chair…

Pourquoi les Marocains s’affolent dès qu’ils aperçoivent quelques millimètres de peau dénudée ? “Comme tous les musulmans, nous avons été pénalisés dans notre rapport au corps par le fait que la figuration est interdite dans l’islam. Nous ne sommes toujours pas habitués à voir le corps dans son intimité ou dans sa nudité”, affirme sans détours la sociologue Soumaya Naâmane Guessous. Cela expliquerait le malaise qu’éprouvent beaucoup de Marocains lorsqu’ils se retrouvent face à un corps (à peine) dénudé dans une pièce de théâtre, une toile, une photographie ou un film. Dans nos salles de cinéma, il n’est pas inhabituel de sentir une gêne du public lorsqu’une scène d’amour ou de sexe est projetée. “J’ai décidé d’arrêter d’aller au cinéma, parce que je suis effaré par les réactions des gens quand il y a une scène un peu “hot”. Les plus jeunes gloussent nerveusement, alors que les plus âgés rouspètent parfois carrément à voix haute. C’est insupportable”, explique Hicham, jeune étudiant en cinéma.

Ce malaise collectif vis-à-vis du corps au cinéma donne régulièrement naissance à des polémiques. En 2003 par exemple, le film Une minute de soleil en moins du réalisateur Nabil Ayouch défraie la chronique, alors qu’il ne sort même pas en salle au Maroc. Des scènes de nudité et de sexe alarment le Centre cinématographique marocain (CCM), qui demande au réalisateur de les retirer. Devant son refus, le film n’est pas distribué au Maroc, mais crée une véritable polémique au parlement. Quelques années plus tard, des films comme Casanegra de Noureddine Lakhmari ou Un film de Mohamed Achaour sortent dans les salles obscures, mais choquent une partie des spectateurs et s’attirent la foudre de la presse conservatrice.

Plus récemment, ce sont les organisateurs du concours Miss Maroc qui ont fait parler d’eux, en décidant tout simplement de ne pas faire défiler les candidates en bikini, “au nom du respect de la culture marocaine et musulmane”. Une véritable autocensure pour éviter de créer la polémique. Une déclaration surprenante, qui en a fait sourire plus d’un, mais qui reflète en réalité un profond malaise et une peur du jugement de l’autre. “Ce qui est interrogé actuellement dans les sociétés musulmanes contemporaines, c’est surtout la place du corps et son statut, notamment dans l’espace public”, analyse l’islamologue Rachid Benzine. “Il ne faut pas oublier que les sociétés arabo-musulmanes sont à la base celles du voilement des corps et de l’extrême pudeur. Mais en raison du contact de plus en plus fréquent avec d’autres sociétés, particulièrement occidentales, des conceptions différentes entrent en conflit”, poursuit-il.

Le temps du bikini

“Pendant plusieurs générations, le corps n’avait qu’une valeur utilitaire pour nos compatriotes ; il n’était dévoilé que dans le cadre privé. Mais avec le protectorat, la vision du corps a commencé à changer. Les espaces publics sont devenus de plus en plus importants. Les Marocains ont alors commencé à sortir plus souvent de chez eux et à faire plus attention à leur apparence”, explique le psychologue Aboubakr Harakat. Cela ne fait donc qu’un siècle que l’approche des Marocains envers le corps a commencé à se modifier. Jusque-là, à la ville comme à la campagne, hommes et femmes portaient traditionnellement des vêtements amples qui cachaient les formes (djellaba par exemple). Avec l’arrivée des Français en 1912, le paysage urbain se modernise et de nouvelles infrastructures voient le jour. Les Marocains commencent à sortir pour se divertir, découvrent une culture occidentale qu’ils ne connaissaient pas auparavant, où le corps est beaucoup plus libéré. Résultat ? Dans les années 1960 et 1970, les jeunes citadins marocains calquent leur comportement sur celui des Occidentaux. Ils font la fête, vont à la plage, à la piscine et au café, et s’habillent de manière décomplexée. A l’époque, la mini-jupe ou le bikini ne scandalisent pas grand-monde.

“Durant cette période, un vent de liberté a clairement soufflé sur la société marocaine. Mais il n’a pas duré longtemps puisque dès les années 1980, le système éducatif a été théologisé et arabisé, et le conservatisme religieux est revenu en force”, analyse Harakat. La banalisation de l’islamisme, surtout à travers les chaînes TV satellitaires, les sites Internet ou les livres écrits par des prédicateurs moyen-orientaux très virulents, n’ont pas arrangé les choses. “Depuis les années 1970, l’influence des courants islamistes —wahhabites et Frères Musulmans— n’a cessé de grandir. Ils s’opposent à “l’impudeur” et au “laxisme” sexuels occidentaux, et prônent le puritanisme”, analyse Rachid Benzine.

Aujourd’hui, le constat est clair : nous sommes particulièrement mal à l’aise avec le corps et dans nos corps. “Malgré les mutations qu’a connues notre société, nous n’avons toujours pas réussi à démystifier le corps”, affirme Soumaya Naâmane Guessous. Pour elle, il suffit de regarder les gens marcher dans la rue ou dans n’importe quel espace public pour se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche. “On sent une véritable gêne psychomotrice, une sorte de retenue dans la manière de bouger. C’est encore plus flagrant lorsqu’on visite des pays sub-sahariens et qu’on réalise qu’ils ont une manière de bouger incroyable : ils sont en harmonie totale avec leurs corps”, analyse la sociologue.

Man’ choufoukch ?

Dans l’espace public, le corps a du mal à s’imposer et essaie même de se faire discret, en particulier celui de la femme. “Quand je marche dans la rue, je le fais très vite, et je regarde mes pieds. Je fais également très attention à la manière dont je m’habille, parce que je n’ai pas envie d’attirer l’attention des hommes sur mon corps. Je ne porte jamais de vêtements qui pourraient révéler mes jambes ou ma poitrine”, explique Karima, étudiante en droit de 22 ans. Elle n’est pas la seule dans cette situation. “Les jeunes femmes ne sont clairement pas à l’aise dans les espaces publics. Elles sont très souvent harcelées physiquement et verbalement dans la rue, mais aussi dans les bus ou à la plage”, affirme Majdoulin Lyazidi, cofondatrice du mouvement Woman Choufouch, qui œuvre pour la fin du harcèlement sexuel envers les femmes. “Les hommes ne se rendent pas compte de ce que nous vivons, pour eux il s’agit seulement d’un jeu. Pire encore, ils blâment souvent les femmes pour leur tenue vestimentaire, ou leur sortie à une heure tardive dans la rue”, poursuit la jeune militante. Des incidents à répétitions, qui influent directement sur le quotidien des femmes. Pour Soumaya Naâmane Guessous, ce genre de comportement agressif n’est pas étonnant : “Les Marocains ont toujours eu un regard sévère sur le corps de la femme, qu’ils considèrent comme une proie sexuelle et non pas comme une citoyenne ou comme leur égale”. Pour la sociologue, “ils portent sur la gent féminine le même regard que pouvaient avoir leurs grands-pères : pour eux, une femme en maillot de bain à la plage ou qui marche dans la rue après une certaine heure a forcément des mœurs légères. Ils vivent avec un référentiel vieux de plusieurs générations”, explique la sociologue.

Aïe, mon corps !

“Vous pensiez que les premiers sujets de préoccupation des jeunes sont leurs études, la recherche d’emploi ou leurs histoires de cœur ? Détrompez-vous, c’est leur rapport avec leur corps”. Cette déclaration est celle de Faty Badi, animatrice de l’émission “On t’écoute”, sur Hit Radio. Chaque dimanche, accompagnée du sexologue Doc Samad, la jeune femme reçoit appels, emails et sms de jeunes auditeurs de tout le pays, qui veulent partager leurs soucis, et recevoir des conseils. “Chaque semaine, nous parlons à des jeunes qui sont mal dans leur peau, qui ont des problèmes d’estime de soi et qui n’aiment pas leur corps”, poursuit l’animatrice. Ces auditeurs, filles et garçons, parlent à l’antenne de leurs problèmes de look, de poids, d’acné ou de sexualité. Aussi différents soient-ils, ils ont tous un point commun : une méconnaissance de leur corps, surtout lorsqu’il s’agit de pratiques sexuelles. “Les jeunes hommes marocains vivent un véritable casse-tête : s’ils sont encouragés très tôt à avoir une vie sexuelle, personne ne leur explique pour autant comment cela doit se passer. Vu qu’il n’y a pas d’éducation sexuelle dans notre système scolaire, ils n’ont aucune idée des normes dans ce domaine. Ils ont peur et sont donc complètement angoissés”, affirme Soumaya Naâmane Guessous.

Côté filles, la situation n’est guère meilleure : “Les jeunes filles considèrent leur corps comme un potentiel danger pour leur honneur et celui de leur famille. Elle l’enferme et refoule tout désir sexuel”. Une relation complexe avec le corps, qui remonte à l’enfance, selon le psychologue Aboubakr Harakat : les parents cherchent à maîtriser le corps de leurs enfants, à formater les futurs hommes et femmes qu’ils seront. “Très tôt, on fait comprendre à l’enfant que le corps est tabou et qu’il doit suivre à la lettre toute une série de codes et de règles en ce qui le concerne”. Et lorsqu’il les transgresse, il est puni, parfois très violemment.

Dans notre société, les châtiments corporels sont fréquents, et il est encore normal pour beaucoup de parents de donner une correction à leurs enfants, même dans la rue. “L’éducation des petits passe par une méthode empirique violente. Parfois, la première fois qu’ils prennent conscience de leur corps, c’est souvent à travers la douleur, via des punitions physiques”, affirme de son côté Soumaya Naâmane Guessous. Résultat ? Des enfants meurtris dans leur chair, qui commencent déjà à développer une image négative de leur corps. Les plus fragiles d’entre eux, et les plus exposés aux sévices corporels, se tournent parfois vers l’automutilation pendant leur adolescence. C’est ce qui est arrivé à Omar, 35 ans aujourd’hui. “Enfant, j’ai été très souvent battu par mon père, et j’ai commencé à me scarifier vers 12-13 ans. Je me punissais parce que je pensais ne pas avoir été à la hauteur de ses espérances”, confie-t-il.

Blad l’hchouma

 “Attention, prendre soin de son corps ne veut pas forcément dire être à l’aise avec lui. J’ai  rencontré des femmes qui paraissaient très libérées et qui sont en réalité moins épanouies dans leur corps que des jeunes femmes voilées”, préviens Aboubakr Harakat. Jihane, une belle jeune femme de 28 ans, en est la preuve. Attachée de presse dans une agence de communication, elle est toujours tirée à quatre épingles, et ne rate pas une seule de ses séances quotidiennes de fitness. Malgré cela, elle affirme ne pas se sentir bien dans son corps. “Je ne suis pas à l’aise avec la nudité. Avec mon petit ami, c’est toujours un sujet de dispute parce que je lui interdis d’allumer la lumière quand je suis nue. Pour moi, ça reste h’chouma, je préfère que tout se passe dans le noir”, confie-t-elle. Un comportement qui peut paraître ridicule à première vue, mais moins lorsqu’on creuse les raisons de ce malaise. “Certaines jeunes femmes, même lorsqu’elles arrivent à se libérer, se sentent toujours un peu coupables. Parfois, même lorsqu’elles se marient, elles refusent, par exemple, certaines positions sexuelles, parce qu’elles ont grandi avec l’idée qu’elles étaient dégradantes pour la femme”, affirme la sociologue Soumaya Naâmane Guessous.

Yasmina, assistante comptable, ne se reconnaît pas dans cette image. Elle est voilée, mais  se sent très bien dans sa peau. “Je fais de la danse orientale et du yoga, et j’ai une vie sexuelle très épanouie avec mon mari. J’aime mon corps et je peux dire sans honte que j’aime le sien”, affirme-t-elle. Pour cette mou7tajiba, il n’y a aucune contradiction entre porter le voile, être à l’aise dans son corps et se sentir sexy. “Il y a beaucoup de filles qui mettent le voile par contrainte, et qui ne l’assument pas. De mon côté, c’est différent, je l’ai mis parce que j’étais convaincue”, poursuit la jeune femme. Un discours qui n’étonne guère le psychologue Aboubakr Harakat, bien au contraire : “Certaines personnes ont la chance d’avoir une forte personnalité, et arrivent à assumer leur corps même quand elles ont grandi dans un environnement conservateur et qu’elles ont reçu une éducation stricte”. Malheureusement, ce n’est pas le cas de tous les Marocains.

Comment faire alors pour réconcilier nos concitoyens avec leur corps ? Pour l’actrice Latifa Ahrrare, cela doit passer par l’éducation. “Nous devons absolument revoir les programmes scolaires. Il faut y incorporer des cours de danse, de théâtre, d’expression corporelle et d’éducation sexuelle. Par ailleurs, les cours de nu dans les écoles d’arts plastiques doivent être restaurés. Sans cela, les choses ne vont pas changer. Les artistes aussi peuvent changer les choses, ils doivent être plus audacieux dans leurs travaux, et prendre le risque de travailler beaucoup plus sur le corps”, affirme l’actrice. Mais Aboubakr Harakat soutient que, même si ces actions pourraient effectivement faire avancer les choses, c’est un processus long et fastidieux : “Un changement de la société, cela ne se décrète pas. Il faudra attendre deux ou trois générations avant que le regard des Marocains sur le corps commence à changer”. Une tâche à laquelle nous devons nous atteler dès à présent, parce que, comme le dit si bien le réalisateur, danseur et chorégraphe Lahcen Zinoun, “nous ne pouvons pas penser, exister, être libres, sans corps. Nous n’avons pas un corps, nous sommes corps”. à bon entendeur… 

 

Paradoxe. Alors, on danse ?

Pourquoi est-ce que les Marocains sont complexés par leur corps, alors qu’ils dansent et se déhanchent depuis des générations dans les moussems (rituels organisés par les confréries) ou pendant les fêtes familiales ? Pour le musicologue Ahmed Aydoun, la réponse est simple. “Les choses ont commencé à changer quand ces danses sont sorties de l’espace privé pour atterrir dans l’espace public, comme à la télévision ou dans les festivals. Il y a eu alors un effet d’autocensure, ainsi qu’un contrôle de la bienséance”. Conséquence ? L’expression corporelle des artistes actuels est beaucoup plus pudique que celle de leurs “ancêtres”. Il suffit de prendre l’exemple du chaâbi : la danse d’artistes comme Najat Aâtabou ou Daoudia est beaucoup moins audacieuse que celle des chikhate d’autrefois. Pire encore, plus personne ne danse vraiment, sauf sur le chaâbi. La majorité des stars marocaines du moment sont aussi statiques sur scène que dans leurs clips vidéo. Younes Megri, Latifa Raafat, Nabyla Maan ou encore Dounia Batma ne sont pas connus pour leur jeu de scène. Il n’y a que dans le monde rural où certaines danses sont toujours les mêmes qu’il y a plusieurs siècles et où le corps n’est pas emprisonné. “C’est le cas par exemple des troupes amazighes du centre, qui sont plus ouvertes au langage du corps. Leur danse collective faisant partie d’un rituel de cycle agraire, ils se réfèrent parfois à des rites de célébration antéislamiques”, explique Ahmed Aydoun. Une Shakira ou une Lady Gaga marocaine, ce n’est donc pas pour demain.

 

Zoom. Moroccan Beauty

Au-delà de toute polémique, à quoi ressemble le corps parfait pour les Marocains ? Concernant le corps féminin, les critères n’ont pas énormément changé. Depuis toujours, l’homme marocain a eu une préférence pour la femme “bida w’ghlida” (“blanche de peau et bien en chair”). Dans l’imaginaire collectif, ces deux critères prouvent qu’une femme vient d’une famille aisée, qu’elle a toujours mangé à sa faim, et qu’elle n’a jamais eu besoin de sortir de chez elle et affronter le soleil pour travailler. Une idée encore très ancrée dans les esprits des hommes marocains, surtout à la campagne et dans le sud du pays. Dans les villes, les critères se sont légèrement “occidentalisés”, et les hommes sont aujourd’hui plutôt attirés par des femmes sveltes aux hanches généreuses que par des femmes obèses. Mais la maigreur n’est toujours pas considérée comme un critère de beauté, au contraire. Ne dit-on pas encore que les maigres sont généralement “mesmoumat” (“vénéneuses”), ou “mridat” (“malades”) ? Du côté des hommes, les choses sont plus compliquées, puisque ce n’est que récemment que les femmes ont commencé à les juger sur leur apparence. “Pendant très longtemps, séduction et virilité allaient de pair. Il suffisait qu’un homme soit suffisamment “rajel” (viril) et qu’il ait une bonne position sociale pour que les femmes s’intéressent à lui. Mais aujourd’hui, les choses ont changé et elles sont de plus en plus attirées par les hommes qui prennent soin d’eux”, explique le psychologue Aboubakr Harakat. Et les hommes s’en sont rendu compte. La preuve ? Le phénomène de plus en plus important d’hommes qui s’inscrivent dans des salles de sports ou des centres de remise en forme. Certains vont jusqu’à avoir recours à la chirurgie esthétique, ce qui était jusqu’à récemment l’apanage des femmes seulement.

 

3 questions à Rachid Benzine. “Le corps est le lieu de la vénération de Dieu”

Rachid Benzine est islamologue et chercheur en herméneutique coranique. Il est l’auteur du livre Les nouveaux penseurs de l’Islam, publié en 2004, et directeur de la collection Islam des lumières aux éditions Albin Michel.

Quelle est la place du corps dans l’islam ?

La tradition musulmane accorde au corps une place extrêmement importante. Il est le lieu de la vénération de Dieu, le véhicule de la prière. Mais pour être digne de son Créateur, le corps a besoin de se protéger et de se purifier de toutes les souillures qui peuvent l’atteindre. D’où la place centrale des ablutions dans la vie du musulman, et des hammams dans toute une partie du monde islamique. Les musulmans prennent certainement soin de leur corps bien davantage que beaucoup d’autres personnes. Mais ce souci de la pureté, poussé à l’extrême, porte malheureusement en lui l’obsession de l’impureté. Résultat de cette obsession ? Des comportements d’intolérance et de violence à l’égard des personnes et des groupes qui ont un rapport plus décontracté au corps et, surtout, au contact des corps dans l’espace public.

Ce rapport complexe au corps peut-il être à l’origine de comportements schizophrènes chez les Marocains, et les musulmans en général ?

Effectivement. D’un côté, on voit le souci de la préservation de la pudeur -et celui de faire respecter une séparation toujours plus stricte des sexes-, et de l’autre, on entend parler de violences sexuelles de plus en plus nombreuses, de problèmes récurrents de harcèlement sexuel. Parmi ceux qui veulent imposer un ordre moral très sévère, certains sont, en même temps, des obsédés du sexe. Chez beaucoup, il y a une haine de la sexualité des femmes et des homosexuels qui s’explique d’abord par des frustrations personnelles. Pour beaucoup de religieux “ultra”, les questions de relations entre les sexes semblent constituer la préoccupation essentielle. Comme si la “police du sexe” était le message central de la révélation coranique !

Les hommes dans les sociétés arabo-musulmanes ont la réputation de considérer le corps de la femme comme un objet sexuel. Comment expliquer cela ?

L’islam véhicule conjointement deux conceptions qui entrent inévitablement en conflit. D’une part, la jouissance sexuelle est présentée comme positive et participant même de la dimension religieuse de l’existence. Mais, en même temps, l’exercice de la sexualité est très strictement encadré vu qu’il n’est autorisé que dans le cadre du mariage. De surcroît, comme la jurisprudence islamique a été élaborée au sein de sociétés de type patriarcal où l’homme a plus de droits que la femme, les deux ne sont pas égaux quant à leur droit au plaisir. Les sociétés musulmanes sont majoritairement des sociétés machistes où la femme est volontairement maintenue en état de soumission, traitée avec mépris, de crainte qu’elle mette en péril les prérogatives et les privilèges que se sont arrogés les hommes.

 

Enfance. Match fille-garçon

Ce n’est un secret pour personne, la société marocaine est très machiste, et ne perçoit pas de la même manière le corps des hommes et celui des femmes. Dès la petite enfance, petits garçons et petites filles ne sont pas traités de la même manière. “Quand j’étais enfant, mes frères avaient le droit de se balader quasiment nus à la maison en été, alors que pour moi c’était impensable. Je devais toujours faire attention à ce que je portais, surtout quand mon père était présent”, explique Amina, étudiante en droit de 23 ans. Pour Soumaya Naâmane Guessous, cette différence de comportement selon les sexes va encore plus loin : “Le corps du garçon est sublimé, valorisé par les femmes de l’entourage familial. On lui explique très tôt qu’il est viril et, dès l’adolescence, on l’encourage à avoir des relations sexuelles. Par contre, la petite fille est étouffée, il y a un processus de répression de tout ce qui est physique, et plus tard, de son éveil sexuel”, analyse-t-elle. Une situation qui ne s’arrange malheureusement pas toujours avec l’adolescence, même lorsque les jeunes arrivent à se détacher de leurs parents, et qu’ils essaient de se réconcilier avec leur corps.

 

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