Choukri. Encore et toujours

Publication. La revue Nejma se penche sur l’œuvre de Mohamed Choukri, en donnant à lire des textes rares ou inédits. à lire absolument.

“Ce que j’écris, c’est de la politique marginalisée, comme une manifestation de rue, disait Mohamed Choukri. C’est une manifestation littéraire”. La revue tangéroise Nejma vient de publier un numéro spécial consacré à “la parole insoumise” de trois grandes plumes de la littérature marocaine, aujourd’hui disparues : Mohamed Choukri (1935-2003), Mohamed Khaïr-Eddine (1941-95) et Mohamed Zefzaf (1942-2001). “Le devoir d’un écrivain selon moi, expliquait ce dernier, consiste à redonner leur dignité aux démunis. Sinon ce n’est même pas la peine d’écrire. Il faut défendre ces gens qui sont davantage marginalisés, plutôt que des marginaux”. C’est donc à cette littérature de contestation, porteuse de sens, difficilement publiée et longtemps censurée, que rend hommage Nejma, au moment où le Printemps arabe donne une nouvelle saveur à l’indignation qui traverse ces textes écrits il y a des dizaines d’années. Sur 199 pages en français et 141 en arabe, la revue littéraire diffuse des documents rares : textes inédits ou publiés dans des revues confidentielles, traductions, transcriptions de discours, d’entretiens, correspondances de ces écrivains, accompagnés de témoignages de personnes qui les ont personnellement connus. Le lecteur ignorant tout de ces auteurs y trouvera motif à s’interroger, le fin connaisseur y découvrira des aspects méconnus de ces personnalités et de leur travail.

Choisir sa langue

C’est ainsi qu’on apprend, au détour d’un discours de Choukri sur les migrations, que cet arabophone natif du Rif, qu’il quitta pour Tanger à cause de la famine, et dont la langue maternelle était le rifain, avait appris l’espagnol avant le dialecte marocain : “Dans l’exil, quand toutes les langues se valent, j’ai fait de la langue arabe un instrument pour communiquer avec la société où je vis. (…) Je me sens privilégié par rapport à mes compatriotes qui utilisent d’autres langues que celles de leur société d’origine et qui sont traités d’ingrats et de renégats malgré leur génie”. Il faisait ici référence à Mohamed Khaïr-Eddine, qui connut l’exil linguistique de la langue française avant de connaître l’exil physique, à Paris, où il publia son roman phare, Agadir.

Pendant ces années noires, resté au pays, Choukri regretta un temps de n’avoir pas choisi une langue étrangère, puisque pour cause de censure, l’arabe ne lui permettait pas d’être publié. Le Pain nu, l’autobiographie qui le rendit célèbre, fut d’ailleurs interdit plus de 20 ans au Maroc. “Vous savez, confia Choukri au journaliste Antoine Puech, rédacteur en chef de la partie francophone de ce numéro de Nejma, la politique marocaine des années 70 et 80 était très dure. La répression était terrible”. à sa manière, Choukri protesta contre ce joug, notamment dans Défense de parler avec les mouches, une nouvelle complètement kafkaïenne, dont Nejma publie une traduction inédite.

Choukri inédit

Du tumulte d’alcool et de femmes qui entoura ces auteurs, Nejma parle peu. Pour laisser la place à trois nouvelles de Mohamed Zefzaf (traduites en français), ainsi qu’un poème presque inédit de Mohamed Khaïr-Eddine, qui lui servit un soir de monnaie d’échange pour payer ses consommations dans un bar. Dans la partie arabophone, on peut lire des entretiens, et des textes d’hommages et de témoignages, comme cette pièce de théâtre de Zoubeir Ben Bouchta qui met en scène les personnages de Chouk et de Ri, dans une sorte de dialogue imaginaire entre Choukri et son inconscient.

On y découvre aussi du Choukri inédit, dans des genres qu’on ne lui connaissait guère : une pièce de théâtre, ainsi que trois poèmes (voir encadré) que l’auteur avait confiés aux frères Slaïki, ses amis éditeurs tangérois. “Choukri les considérait comme sa famille, raconte Abdeslam Kadiri, qui a dirigé la partie arabophone de Nejma. Ils conservent une grande quantité de textes raturés, de lettres que Choukri échangeait avec l’écrivain Mohamed Berrada (l’une d’entre elles est reproduite dans Nejma), de pièces de théâtre qu’il leur faisait corriger. Ils ont beaucoup de documents assez rares, comme les brouillons des chroniques sur la littérature mondiale, que Choukri tenait à Radio Tanger dans les années 90”. Une émission dont on peut écouter un extrait sur le CD qui accompagne la revue.

Nejma, la Tangéroise

En l’absence d’un musée ou d’une fondation Choukri, qui pourrait centraliser le patrimoine immatériel de l’écrivain, en partie dispersé, la maison d’édition des frères Slaïki – “à l’ancienne, sans grands moyens” – est la gardienne d’une partie de sa mémoire. “Pour ce numéro, les frères Slaïki ont sorti des classeurs de leur placard, mais s’il y a un incendie, ces textes disparaîtront à jamais”, regrette Simon Pierre Hamelin, directeur de la revue, qui conçoit ce numéro comme “un appel aux éditeurs et aux imprimeurs”, pour leur montrer qu’il existe de la matière brute à travailler et à publier.

Tangéroise qu’elle est, la revue Nejma se devait, après cinq années d’existence, de consacrer un numéro à Mohamed Choukri. Née en 2007, sans grands moyens – le premier numéro, mis en page sous Word, a été plié et assemblé à la main –, elle est une sorte de laboratoire littéraire, cosmopolite, comme Tanger. Baptisée en référence à Nedjma, le personnage central du roman éponyme de l’écrivain algérien Kateb Yacine, elle a été fondée par Simon Pierre Hamelin qui, après plusieurs années en Inde et en Russie, gère depuis 2004 la mythique librairie des Colonnes du boulevard Pasteur. Celle-là même qui servit de repaire à Choukri et à tous les auteurs américains de la Beat Generation qui s’attardèrent dans la ville du détroit. Nejma donne la parole à des auteurs novices ou connus (comme Abdellah Taïa), marocains ou étrangers, qui écrivent dans une dizaine de langues. Après deux numéros sans thème, un consacré aux frontières, un autre à la ville, et deux éditions consacrées à Paul Bowles et Jean Genet, ce spécial Choukri est le septième numéro. Le prochain, prévu pour juillet, sera dédié à la colère. Choukri y aurait également eu sa place.

Nejma spécial Mohamed Choukri, La Parole insoumise, Librairie des Colonnes Editions, 340 p., 120 DH

 

Découverte. Un voyage, un poème

Intitulé Ton Beau voyage (Safarek al jamil), ce poème a été confié par Mohamed Choukri à ses amis éditeurs tangérois, les frères Slaïki. La revue Nejma l’a publié pour la première fois, en version originale arabe, et en français, dans une traduction de Abdeslam Kadiri, que nous reproduisons ici.

“Tu feras un beau voyage si tu vas loin / Tout voyage heureux charrie avec lui son parfum de roses / Va, reviens / J’aurai toujours une heure pour toi / Tout voyage lointain porte en lui un triomphe / Partirai-je avec toi ? / T’attendrai-je ? / Entre nous, une rose sauvage / Va, reviens / J’aurai toujours une heure pour toi / Tu feras un beau voyage / Et tes pas te mèneront sur un chemin / Que jamais personne n’oubliera / Entre nous, les cendres de la nuit passée / Tout beau voyage suppose un éloignement / Ferme les yeux, écoute la voix du désert / Entre nous, une brindille prête à s’embraser / Une journée nous suffit à vivre / Mais notre amour a besoin de toute l’éternité / Tu feras un beau voyage si tu vas loin / Va, reviens / J’aurai toujours une heure pour toi”.

 

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