Tunisie. L’an I de la révolution

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Une année après la fuite du dictateur Ben Ali, les Tunisiens ont appris les règles du jeu démocratique. Mais la gronde sociale est toujours là, menaçant le fragile consensus autour des nouvelles institutions.

“Aucun Etat ne peut accepter le suicide”. Le nouveau président de la république “par intérim” ne semble pas avoir beaucoup de pouvoirs, mais il a au moins le sens de la formule. On pense tout de suite au retour étonnant des immolations par le feu, en ce début d’année 2012.
Mais c’est en fait un autre message qu’espère faire passer Moncef Marzouki, élu président le 12 décembre par l’Assemblée constituante. “Si la machine économique tardait à reprendre, le pays irait droit vers le suicide collectif. Une contre-révolution ou une révolution dans les régions marginalisées plongerait le pays dans l’anarchie”, a-t-il déclaré, le 23 décembre, devant le patronat tunisien. Marzouki, leader du parti Congrès pour la République (CPR), espère utiliser son image d’ancien opposant à Ben Ali pour inciter les Tunisiens à mettre un terme aux manifestations, sit-in et “grèves inexpliquées” qui se sont multipliés depuis les élections, deux mois auparavant. Le président a lancé plusieurs appels pour “une trêve politique et sociale de six mois”. Bref, de la patience !

La lente marche
Un an après la chute de Ben Ali le 14 janvier 2011, la révolution tunisienne est-elle en panne ? Mohamed Abbou, célèbre opposant au dictateur et tout frais ministre de la Réforme administrative, veut relativiser : “Nous avons battu un dictateur, organisé des élections que personne ne conteste, instauré la liberté de la presse et des syndicats, énumère-t-il. Malgré les épisodes de violence, comparé aux autres pays arabes, nous marchons vers la démocratie”. Une marche très lente, cela dit. La révolution a mis neuf mois pour accoucher, le 23 octobre, d’élections démocratiques. 89 des 217 membres élus de l’Assemblée nationale constituante étaient des islamistes du mouvement Ennahda, ce qui a inquiété les “laïques” ou “progressistes”, craignant un blocage du processus démocratique. Et c’est vrai que les premières semaines après les élections ont surtout été consacrées à des négociations entre les trois premiers partis : Ennahda, le CPR et Ettakatol. Ces tractations au sein de la “troïka” ont d’ailleurs exaspéré les divers perdants des élections qui, même unis, ne sont pas assez nombreux pour peser à l’Assemblée.
Malgré ce démarrage laborieux, un consensus a fini par être trouvé autour de deux textes fondamentaux : le Règlement intérieur de l’Assemblée et l’Organisation provisoire des pouvoirs. Et surtout, les partis dominants ont réussi à s’accorder sur leurs “parts de gâteau”. Fort de ses 41%, Ennahda héritait logiquement d’un poste de Premier ministre pourvu de nombreuses prérogatives. Obstiné, Marzouki, du CPR, a su s’imposer pour la fonction de président de la république, même s’il a dû protester contre les maigres pouvoirs qui lui étaient conférés. Et Mustapha Ben Jafar, le leader de Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés), a été nommé président de la Constituante. Malgré quelques flous dans la répartition des pouvoirs, le système fonctionne tant bien que mal grâce à l’entente entre ces “trois présidents”.

Une vie quotidienne inchangée
Après une longue attente qui a agacé l’opinion publique et une polémique sur le nombre exagéré de portefeuilles prévus, le Premier ministre a finalement annoncé la composition du gouvernement, le 22 décembre. Sans surprise, les “Nahdaouis” s’étaient réservés 18 ministères ou secrétariats d’Etat sur 41, dont les postes-clés de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères. Autre “détail” qui a choqué la société civile, la présence de seulement… trois femmes !
Mais, surtout, beaucoup d’analystes ont noté que de nombreux ministres ont peu ou pas d’expérience dans le domaine de leur portefeuille. Or, les élections d’octobre ont marqué la fin de “l’état de grâce” dont bénéficiait l’Etat provisoire. Malgré les tensions entre “islamistes” et “laïques”, la campagne électorale avait au moins pu rassembler les Tunisiens dans un sentiment de fierté et dans l’attente de jours meilleurs. Mais dès les premières séances de l’Assemblée, retransmises à la télévision, on a vu refleurir la protestation sociale. Comme si les Tunisiens n’avaient plus du tout envie d’attendre les résultats de leur vote. Depuis, il ne se passe pas un jour sans une manifestation, une grève ou un blocage de route quelque part dans le pays.
A plusieurs reprises, ces protestations ont tourné à l’émeute et même au saccage – par exemple tout récemment à Jendouba. A chaque fois, des voix se sont élevées pour dénoncer des manipulations des “contre-révolutionnaires”, les “reliquats de l’ancien régime”. S’il est très difficile de savoir à quel point cela peut jouer, on ne peut nier qu’un immense désespoir social refait surface. “Bien sûr, on a vu un bouleversement sur le plan politique, et surtout sur le plan psychologique, car les gens sont très fiers d’avoir fait la révolution, estime Mestouri Khadraoui, un “diplômé-chômeur” de Sidi Bouzid. Mais sur le plan économique et social, rien n’a changé”. En fait, avec plus de 800 000 chômeurs (environ 60% de plus en un an), un secteur du tourisme sinistré et des investisseurs étrangers qui ferment boutique, la situation économique est même bien pire.

Course contre la montre
La jeune Assemblée et le tout nouveau gouvernement ont donc entamé une course contre la montre. Sous la pression de Ennahda, une Loi de Finances et un budget de l’Etat pour 2012 ont été votés par l’Assemblée en toute hâte, le 30 décembre. Histoire de rassurer la population… et les investisseurs étrangers. Ce projet de budget annonce pas moins de 75 000 créations d’emplois et un taux de croissance de 4,5% en 2012 (contre 0,2% en 2011). Mais, surtout, a menacé le nouveau ministre de l’Intérieur, Ali Laârayedh, désormais la loi sera appliquée : toutes les manifestations entravant l’activité du pays seront interdites.
Face à l’urgence de la crise sociale, tout le monde semble vouloir oublier que ces institutions péniblement mises en place (la présidence de la république, le gouvernement et l’Assemblée constituante) ne sont que provisoires. Or, lorsque l’Assemblée a adopté ses propres règles de fonctionnement, elle a soigneusement évité de limiter la durée de son mandat ! Ce n’est que début janvier que les députés ont commencé à composer les premières commissions chargées de s’attaquer à la véritable mission de l’Assemblée : élaborer une nouvelle constitution puis mettre en place un calendrier d’élections. On est encore loin du compte, certes, mais le résultat en vaudra peut-être la peine : la Tunisie est un véritable laboratoire de fabrication de démocratie…

 

Symboles. “14-Janvier” contre “17-Décembre”
ASidi Bouzid, berceau du Printemps arabe, vous pouvez demander à n’importe qui, il vous expliquera qu’il ne faut pas dire “le 14-Janvier” – l’expression la plus courante pour évoquer la révolution. Au lieu de commémorer la fuite de Ben Ali, les habitants de cette petite ville parlent de la “révolution du 17-Décembre”, jour du suicide de Mohamed Bouazizi. Cette querelle autour d’une date n’a rien d’anecdotique. C’est un véritable symbole de la fracture entre cette région ravagée par le chômage et les zones plus favorisées : le “Sahel” et la capitale, siège du pouvoir politique. Sidi Bouzid a décidé de marquer le “véritable” anniversaire par des festivités : le “premier Festival international de la révolution du 17-Décembre”. Après avoir assisté aux manifestations culturelles, des milliers de visiteurs ont déambulé sous le regard d’un portrait géant de Bouazizi, près de l’endroit où il s’était immolé. Ils ont pu aussi admirer un mémorial de pierre, représentant la désormais célèbre charrette de fruits de Bouazizi, renversant les trônes des dictateurs arabes…

 

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