Le cinéma de papa

Par Karim Boukhari

Faouzi Bensaïdi et Daoud Aoulad Syad sont deux des meilleurs cinéastes marocains. Ils font des films de qualité, réputés difficiles mais assez originaux. Ils ne cartonnent pas en salles, ne sont pas des stars, et, même s’il ne coûte pas très cher, leur cinéma, dit d’auteur, a toujours eu besoin du soutien de fonds publics, qu’ils vont chercher au Maroc et aussi en Europe, pour pouvoir exister. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas mais ceux qui les soutiennent savent qu’ils font œuvre utile. C’est avec des artistes de cette trempe que le cinéma et, plus important encore, la liberté artistique progressent. En plus d’avoir une démarche qualité, ces deux-là osent aborder des tabous. Avec son dernier film en date, Mort à vendre, Bensaïdi pointe sans détour l’endoctrinement religieux et filme l’amour et le sexe comme le ferait n’importe quel cinéaste du monde : sans complexe. Aoulad Syad a commencé, pour sa part, par filmer un travesti (Adieu forain), des homosexuels (En attendant Pasolini), avant de montrer, dans son dernier film, La Mosquée, l’aliénation d’un petit village par la religion.

J’ouvre ici une parenthèse pour rappeler qu’au Maroc, c’est l’Etat qui est le premier producteur de films. Il n’existe guère de circuit indépendant et tout passe et repasse par l’Etat. Donc le gouvernement. Lequel est représenté, par délégation, par le Centre cinématographique marocain (CCM). En attendant le départ quasi programmé de son actuel directeur, Noureddine Saïl, qui devrait avoir lieu dans quelques mois, les signes de changement sont déjà là. La commission dite du Fonds d’aide, qui vient d’être installée, et dont les membres influents sont proches du parti islamiste qui conduit le gouvernement, a rendu cette semaine sa première copie : les nouveaux projets de Bensaïdi et Aoulad Syad ne bénéficieront d’aucun fonds public. La Commission a choisi aussi de recaler Hicham Ayouch, cinéaste prometteur (Fissures, son premier film, est une vraie réussite) mais dont le propos est violemment anti-conservateur.

Bien entendu, la commission est libre de cautionner les projets et les artistes qui lui plaisent. Elle a une lourde responsabilité puisque ses choix vont déterminer, pour les années à venir, le nouveau visage du cinéma et, plus généralement, de l’image au Maroc. C’est important. Le fait que, pour son baptême du feu, ladite commission ait décidé, d’un coup, de fermer la porte à trois cinéastes de grande qualité mais rebelles d’esprit ne peut être le fruit du hasard. J’ai bien peur que cet acte n’en appelle d’autres et que la liberté artistique ne soit, d’ores et déjà, en grand danger.

Je ne donne de leçon à personne en rappelant que l’image d’un pays dépend aussi, et beaucoup, des images qu’il produit. Un cinéma coincé ne peut être que le reflet d’un pays coincé. Inversement, quand un pays est libre, son cinéma l’est aussi. Ce n’est pas l’Amérique et le monde libre qui diront le contraire. Au Maroc, un certain effort a été consenti depuis quelques années pour produire plus, et oser plus. C’est une question stratégique qui relevait d’une politique d’ouverture. Elle n’était pas exemplaire mais elle méritait des encouragements. En retournant au cinéma de papa, lisse comme un bonbon pour enfant de bonne famille, c’est le pays entier qui risque de perdre des points précieux dans la course à la modernité.

 

PS : Rachid Niny vient de recouvrer sa liberté après avoir purgé une année entière de prison. Dieu que ce fut long ! Niny a été le premier journaliste, sous Mohammed VI, à purger l’intégralité de sa peine, sans grâce et sans remise de peine. J’espère qu’il sera le dernier parce que, quel que soit le tort que l’Etat pouvait lui reprocher, son incarcération a été une erreur, l’une des plus grosses commises sous le nouveau règne.

Commentez l’édito sur www.telquel-online.com