Enquête. A quoi joue Al Adl ?

La mobilisation populaire suscitée par le Mouvement du 20 février a été l’occasion rêvée pour la Jamaâ de Abdeslam Yassine pour revenir sur le devant de la scène. Le tour des questions qui se posent au sujet d’une mouvance islamique, souvent présentée comme un épouvantail.

Ils se sont invités aux marches organisées par le Mouvement du 20 févier, et ils concentrent aujourd’hui toutes les craintes de l’establishment. C’est que la stratégie adoptée pour accompagner les revendications de la rue reste floue. Al Adl Wal Ihsane a rejoint le mouvement peu après sa gestation, pactisant au passage avec la gauche radicale, et ses “militants” se montrent, comme à leur habitude, d’une discipline “infaillible”. Dans les marches, la Jamaâ s’abstient de montrer toutes ses forces. Ses disciples arrivent en petit nombre, se dispersent dans la foule et respectent (presque) à la lettre les slogans portés par les jeunes du 20 février. Pourtant, les Adlistes attendaient ce moment avec impatience. La chute des régimes de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte était pour eux l’occasion rêvée pour surfer sur la vague du printemps arabe, de refaire la Qawma, ce fameux rendez-vous raté avec la révolution en 2006. Mais non, le raz-de-marée adliste n’aura finalement pas lieu. Les disciples de la Jamaâ se contentent (pour l’instant) de suivre, sans prendre les devants. Ils avancent masqués et laissent le doute planer sur leurs véritables intentions. “C’est une stratégie par paliers, la Jamaâ y va graduellement et préfère ne pas abattre toutes ses cartes, elle joue la montre”, nous a expliqué le politologue Youssef Belal, au lendemain de la marche du 20 mars. 
Que veut donc Al Adl Wal Ihsane ? La Jamaâ est-elle réellement cette force “inquiétante” qu’on nous présente ? Quel est son réseau et son degré d’infiltration de l’administration, voire de l’armée marocaine ? Et si elle se muait en parti politique ? Dispose-t-elle d’un projet de société ?… 

La Jamaâ veut-elle faire tomber le roi ?
“Non, cela n’est pas notre objectif, et ce n’est pas inscrit dans notre agenda politique”. Cette réponse d’un haut dirigeant d’Al Adl Wal Ihsane a le mérite d’être claire. La Jamaâ de Yassine ne veut pas en découdre avec la monarchie. Et cette ligne politique ne date pas d’hier. “Dans son Mémorandum à qui de droit adressé à Mohammed VI en 2000, Cheikh Yassine a reconnu implicitement la légitimité de la monarchie”, signale, comme pour rassurer, le politologue et spécialiste des mouvements islamistes Mohamed Darif. Depuis, les Adlistes ne se sont jamais écartés de cette ligne. Autre fin connaisseur de la mouvance islamiste, le chercheur et membre dirigeant du PJD, Mustafa Khalfi, nous livre un autre indice pour le moins révélateur de l’attachement (relatif) de la Jamaâ à la monarchie : “Quand Nadia Yassine a plaidé en juin 2005 pour une république au Maroc, la Jamaâ lui a tourné le dos, qualifiant sa position de simple opinion personnelle. Cela veut tout dire”. L’ex-ambassadeur américain à Rabat, Thomas Riley, sortira également rassuré de sa rencontre en 2008 avec Fathallah Arsalane, porte-parole d’Al Adl, qui lui a signifié clairement, comme rapporté dans un mémo diplomatique révélé par Wikileaks, que la Jamaâ “n’est pas contre la monarchie (…) et que son premier objectif est la stabilité du pays”. Voilà qui est tranchant. Mais si la Jamaâ reconnaît la légitimité du roi en tant que chef de l’Etat, elle lui conteste toutefois sa fonction de Commandeur des croyants. Un statut consacré par le très contesté article 19 de la Constitution actuelle, que la mouvance islamiste considère comme “la pierre angulaire de la prééminence de la monarchie”. L’argument de la Jamaâ est avant tout religieux : “L’islam n’admet pas la sacralité des personnes et tout être humain est exposé à l’erreur et ne peut donc être au-dessus de la loi”, fustige Mohamed Hamdaoui, l’un des dirigeants du cercle politique d’Al Adl Wal Ihsane. Une position que les détracteurs d’Al Adl qualifient de “pas crédible”, la personne de Abdeslam Yassine étant elle-même “inviolable” au sein de la Jamaâ et “ses songes érigés en prophéties”. Le chercheur et professeur universitaire Saïd Lakhal va plus loin : “Faire tomber la monarchie ? C’est leur objectif principal. Mais ils sont conscients qu’ils ont besoin d’alliance pour arriver à cette fin. Auparavant, ils avaient appelé à établir un pacte avec toutes les forces qui ne sont pas satisfaites du régime. Personne ne les a suivi. Aujourd’hui, avec le mouvement du 20, ils espèrent retenter le coup…”. 

Quel est son projet de société ?
Longtemps inspiré du modèle iranien, Al Adl Wal Ihsane regarde désormais ailleurs, vers le modèle turc. “L’exemple à suivre aujourd’hui, c’est celui de la Turquie (c’est-à-dire un Etat laïc et démocratique, qui garantit l’existence de tous les courants politiques)”… Consacrée à la Une de son site Web, cette nouvelle orientation est pour le moins surprenante. Exit donc la vieille revendication d’un Etat islamique, basé sur la Khilafa ? Al Adl serait-il brusquement devenu plus laïc que les laïcs ? “Pas vraiment, nuance le dirigeant adliste Mohamed Hamdaoui. Nous ne sommes pas une copie conforme de l’Occident dans sa philosophie et ses choix, notre référentiel islamique est clair : il est pour le libre choix des individus et des groupes, y compris le choix de la religion, et peut donc parfaitement s’accommoder de ce qu’on peut appeler un Etat civil”. Alors, Etat laïque ou “civil” ? “Ni l’un ni l’autre, tranche Saïd Lakhal. Les Adlistes jouent sur les mots et les concepts. Leur projet de société est celui de la pensée unique, ils sont contre le pluralisme, que ce soit dans la croyance ou dans la pensée, et veulent construire une société basée sur le leadership. Leur leadership est d’ailleurs incarné par Abdeslam Yassine. Ils lui doivent l’obéissance politique et religieuse. Lui obéir, c’est obéir à Dieu. Et il ne peut donc être contredit”.
Venons-en à des questions plus terre-à-terre, comme l’alcool ou le statut de la femme : “Nous n’imposerons à personne de ne pas boire d’alcool, ou de porter le voile. Cela relève de la vie privée. Notre méthode, c’est l’éducation, car il n’y a pas de contrainte dans la religion”, nous explique un dirigeant de la Jamaâ. Mais pour beaucoup, ce revirement brusque dans le discours reste difficile à croire. Un scepticisme que Mustafa Khalfi balaie d’un revers de main, affirmant que la Jamaâ a “appris à être pragmatique et à moduler son discours”. Et Mohamed Darif d’en remettre une couche : “Al Adl a toujours été un mouvement modéré et non violent. Son discours a beaucoup évolué. Et c’est normal. Comme hier avec la gauche, Al Adl a aussi droit au bénéfice du doute”… Ou pas !

Demain le parti ?
Les Adlistes ont toujours caressé le rêve de monter leur propre parti politique. La première demande en ce sens a été formulée en 1981 déjà, essuyant un niet catégorique de l’administration. Deuxième tentative en 1991 : la Jamaâ enchaîne les rounds de négociations avec le ministre des Habous et des Affaires islamiques de l’époque, mais c’est elle, cette fois-ci, qui refuse de “faire le jeu du Makhzen” et se rétracte au dernier moment. Pour autant, la volonté d’entrer dans l’arène politique ne s’est jamais éteinte. En 2008, le porte-parole de la mouvance signifie clairement à Thomas Riley, qui le rapportera dans l’un des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, la volonté de la Jamaâ de se lancer dans le jeu politique. Avec le processus de réforme constitutionnelle amorcé par le roi, la question est plus que jamais d’actualité. “Al Adl est proche de cet objectif. Et il y a même des courants au sein de l’establishment qui poussent vers cela”, indique Mustafa Khalfi. Ce dernier pronostique la “Péjidisation” imminente de la mouvance de Cheikh Yassine, avec une Da’ïra siyassiya transformée en parti politique et un Majliss Al-Irchad servant de base arrière (l’équivalent du MUR chez le PJD).
Ces “transformations” sont-elles réalistes ? “La Jamaâ n’est pas prête pour la participation dans un contexte politique biaisé et absurde, tel qu’il est actuellement au Maroc, où le Makhzen contrôle tout, manipule les partis politiques et la volonté populaire”, nous confie Mohamed Hamdaoui. 
La prochaine réforme de la Constitution saura-t-elle contenter le peuple de Yassine ? “Il ne peut pas y avoir un vrai multipartisme sans la Jamaâ et il serait inconcevable que la mouvance ne soit pas partie prenante dans les prochaines élections”, estime Mohamed Darif. “Il faudrait une révolution pour qu’Al Adl se transforme en parti, objecte de son côté Saïd Lakhal. Parce que les disciples considèrent que le fait de participer au jeu politique et aux institutions du pays ne fera que prolonger la durée de vie du régime”…

Force d’Al Adl : mythe ou réalité ?
Interrogée par le journaliste espagnol Ignacio Cembrero sur le nombre de disciples adlistes, Nadia Yassine a eu cette réponse un peu évasive : “Nous ne communiquons jamais sur le nombre de nos effectifs, mais le jour n’est peut-être pas loin de le révéler…”. Ce jour-là n’est visiblement pas arrivé. “Cela ne concerne que la Jamaâ (…) C’est de la cuisine interne qui ne vous servira à rien” : les mêmes réponses continuent de ponctuer les mêmes questions. Jalousement gardé, le nombre d’adeptes de Cheikh Yassine relève du secret défense… comme pour entretenir une sorte de mythe sur la réelle force de la mouvance islamiste. On se contentera alors du chiffre astronomique, mais difficilement vérifiable, avancé par quelques chercheurs : 200 000, soit l’équivalent des effectifs des Forces armées royales, à en croire les estimations de l’ambassade américaine à Rabat, révélés par Wikileaks. Mais au-delà du nombre, qui reste un “détail” de l’avis de Mohamed Darif, la force d’Al Adl peut être évaluée d’après plusieurs indicateurs. D’abord, par sa capacité de mobilisation. “Depuis le déclenchement de la crise en Libye, nous avons organisé pas moins de 160 sit-in dans les mosquées après chaque prière du vendredi pour nous solidariser avec nos frères libyens”, avance cette source à la Jamaâ. 
Cette capacité de mobilisation, tout le monde l’a constatée de visu lors des différentes marches organisées en soutien à la Palestine ou à l’Irak, ou encore lors de la marche anti-Moudawana de Casablanca, en 2001, où les Adlistes ont battu des records en fédérant près d’un million de manifestants. Saïd Lakhal apporte la nuance : “Leur nombre n’est peut-être pas leur force. Celle-ci réside plus dans leur organisation et la discipline de ses membres. Quand le Cheikh leur ordonne de descendre dans la rue ou d’aller prier sur les plages, ils répondent présents. Comme à l’armée !”.
Représentée dans pratiquement toutes les villes du royaume, et même au-delà de nos frontières, en Europe, au Canada, aux USA et dans certains pays arabes, la Jamaâ a par ailleurs tissé une toile et un réseau d’influence non négligeables.
Les adeptes de Yassine ont détrôné la gauche dans les universités et contrôlent les campus universitaires du pays. Mieux encore, ils sont représentés dans tous les corps de métiers et autres syndicats professionnels (avocats, enseignants, ingénieurs, médecins…). La Jamaâ serait même parvenue à “séduire de nombreux soldats dans les Forces armées royales”. Signalé par l’ex-ambassadeur américain, Thomas Riley, dans un mémo diplomatique consacré à l’armée marocaine, ce phénomène “d’islamisation des troupes” a été d’ailleurs activement combattu par l’état-major des FAR, à travers la fermeture des mosquées dans les casernes ou l’activation du contre-espionnage.
Une influence grandissante, donc, que la Jamaâ nourrit tous les jours via un travail de terrain et un soutien matériel à ses sympathisants : bourses d’études pour les jeunes, organisation de mariages, de baptêmes, de funérailles… La Jamaâ va jusqu’au financement de micro-projets pour ses fidèles. De la “carroussa” de jus d’orange, à la “ferracha” de livres religieux et autres CD de prêche, elle a participé à l’autoemploi de milliers de Marocains. Une véritable machine dont le financement relève, une fois encore, du secret défense. Accusés par leurs détracteurs d’avoir nourri un vaste réseau de contrebande et autres activités illicites, les Adlistes nient en bloc : “Notre seule et unique source de financement reste pour l’instant les dons généreux de nos disciples et sympathisants”. 

A quoi ressemblera l’après-Yassine ?
Octogénaire, Abdeslam Yassine doit mener aujourd’hui son ultime combat : pérenniser sa Jamaâ. Longtemps, sa fille Nadia Yassine a fait figure de successeur désigné. Mais, en plus de ne pas faire l’unanimité chez les disciples, l’annonce du retrait de la scène politique, qui vient d’être officialisée par la fille de Yassine, a chamboulé tous les pronostics. En l’absence d’un successeur clairement désigné à la tête de la mouvance islamiste, tous les scénarios sont envisageables. Car au-delà d’une simple passation de pouvoirs, la succession à la tête de la Jamaâ est perçue par certains comme une opportunité pour diviser ses rangs, créer des dissensions et en finir avec l’influence grandissante des fidèles du Cheikh. Mais ceux-ci restent sereins : “La Jamaâ ne dépend pas de la personne de Abdeslam Yassine. Nous avons des institutions qui fonctionnent. Et toutes les questions sont traitées de manière collégiale, et le Makhzen se trompe en misant tout sur la disparition du Cheikh”. 
Mohamed Darif, qui a beaucoup côtoyé les dirigeants d’Al Adl, se montre également rassurant : “La Jamaâ est trop bien organisée pour éclater à la disparition de Yassine”. Il croit même que l’après-Yassine pourrait “servir les intérêts d’Al Adl sur le court terme”. Son argument est simple : la désacralisation de la mouvance et la montée d’une nouvelle garde, jeune et politisée, redonneront à coup sûr un nouveau souffle à la Jamaâ… Sur le long terme, “il reste difficile d’établir des scénarios, car beaucoup de facteurs peuvent entrer en jeu et chambouler tous les calculs”. En attendant, le sujet reste tabou chez les Adlistes et personne n’ose en parler. Une omerta qui en dit long sur le souhait de l’état-major d’Al Adl de ne pas en faire un sujet de discorde chez les fidèles. 
Le mot de la fin à Saïd Lakhal : “à la disparition de cheikh Yassine, ses disciples vont devoir passer par une période transitoire qui pourrait aller jusqu’à 15 ans. Rien ne devrait changer entre-temps car la Jamaâ est aussi construite sur des aspects matériels. Les donations ne sont pas insignifiantes. Même les étudiants paient une cotisation de 10 dirhams par mois. Ils créent aussi de la concurrence entre les membres de la Jamaâ : ils estiment que plus tu donnes, plus tu es attaché à la Jamaâ. Je ne crois pas que tout ce système va s’écrouler à la mort de Yassine…”.

 

Khilafa. The United states of Oumma ! 
Le spectre de réflexion et d’action politique de la Jamaâ dépasse les frontières du royaume, pour englober toute la Oumma islamique. S’ils appellent aujourd’hui à l’établissement d’un Etat civil au Maroc, les Adlistes ont une idée de ce que doit être l’avenir de la Oumma. Leur ambition : l’institution d’une Khilafa qui couvre tout le monde musulman, du Machreq au Maghreb. “Une sorte de fédération”, nous explique le dirigeant adliste Mohamed Hamdaoui, qui se rapprocherait du modèle fédéral américain ou encore de celui de l’Union Européenne. Un grand Etat fédéral donc, géré par un calife, “dignement désigné par la Oumma”, et qui veille sur ses intérêts. “Les gens pensent que la Khilafa en islam est un régime totalitaire dominant qui concentre le pouvoir entre les mains d’un seul individu, à qui on doit une obéissance aveugle et qui conduit le peuple tel un troupeau, comme dans les modèles ommeyade et abbasside. Cette vision est totalement fausse”, estime Hamdaoui. “Il n’y a pas de place dans le monde actuel pour un leader visionnaire, ni pour un Etat individualiste où le dirigeant est entouré d’une bande d’opportunistes et d’arrivistes qui gouvernent les gens sous la contrainte en usant de la duperie et la manigance”, poursuit notre homme.

 

Al Adl–PJD. Les frères ennemis 
Ils ont le même référentiel mais pourtant rien ne les rassemble. Al Adl Wal Ihsane et le PJD ne semblent pas venir de la même planète. “Nous avons des positions totalement différentes sur la commanderie des croyants par exemple, la nature du régime ou encore les réformes urgentes qui doivent être mises en place”, nous dit ce dirigeant adliste. Du côté du PJD, c’est le même son de cloche : “Le discours de la Jamaâ a été toujours virulent envers nous et notre choix de participer au jeu politique. Ce qui nous sépare est plus grand que ce qui nous rassemble”, signale le PJDiste Mustafa Khalfi. Pourront-ils s’allier demain au sein d’un méga-pôle islamiste ? Ou présenter des candidats et des programmes communs aux élections ? “Je ne le crois pas. Les probabilités d’un éventuel rapprochement entre nous sont très minimes”, répond Khalfi, qui pense toutefois que cet argument de “raz-de-marée islamiste” en cas de rapprochement entre les deux formations sera utilisé par certains courants à l’intérieur de l’Etat pour “limiter la poussé démocratique du pays”. Chez Al Adl, on ne dit pas autre chose. “Les alliances électorales ne sont pas forcément guidées par le référentiel idéologique mais se basent sur des programmes et des orientations politiques communes. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui avec le PJD. Si ce dernier revoit ses positions, on pourra aller dans ce sens. Mais, pour l’instant, je ne crois pas que cette question soit d’actualité”, rétorque notre interlocuteur adliste.

 

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