Phénomène. Les Gnaza de luxe

Par Mehdi Michbal

Les funérailles sont souvent une cérémonie où la retenue prime. Parfois, elles prennent un timbre festif et “m’as-tu vu”…

Dans le plus beau pays du monde, le bling-bling n’a pas de limites… même dans les moments les plus douloureux. Lors des funérailles de leurs proches, riches et nouveaux riches, grands dignitaires de l’Etat ou même une partie de la classe moyenne supérieure, n’hésitent pas à “épater la galerie” en organisant une cérémonie pour le défunt, qui n’a rien de macabre. “J’ai en mémoire les funérailles organisées par une grande famille fassie à Casablanca l’année dernière, dignes des mille et une nuits, raconte le journaliste people Simo Benbachir. C’est sur carton d’invitation que les gens ont pu accéder à la cérémonie et les invités étaient triés sur le volet. Un valet à la porte, un menu signé par un très grand traiteur… comme s’il s’agissait d’un mariage”.

Funérailles royales

Cette tendance, beaucoup le reconnaissent, c’est Mohammed VI qui l’a lancée. “Quand le Palais prend en charge les funérailles d’un serviteur du trône ou d’un grand dignitaire de l’Etat, on doit sortir la grosse artillerie. Et aucun détail ne doit être laissé au hasard. C’est l’image du roi qui est en jeu”, confie sous couvert d’anonymat un grand traiteur rbati. Et comme dans les sports nautiques, les voitures ou les arts plastiques, le roi, faiseur de tendances, a inspiré une partie de la bourgeoisie marocaine. On fait donc appel aux traiteurs du Palais, Rahal étant le choix le plus indiqué. Mais il y en a d’autres comme Bensouda, Mrini, Ahlen Prestige… Des organisateurs de fête qui cartonnent, chacun dans leur domaine de prédilection. “On s’occupe de tout : la mise en place des tentes, la déco, l’animation, les invitations, la sécurité, les repas… la famille du défunt doit se consacrer entièrement à son deuil”, signale notre traiteur.

La fête du mort

Généralement, et comme le veut la tradition marocaine, le deuil dure trois jours. Le show démarre le jour de l’enterrement avec l’ftour, qui est servi avant salat al janaza, et se termine le troisième jour au soir avec une méga-cérémonie qui signe, en principe, la fin du deuil. C’est donc trois jours d’affliction, de larmes, mais aussi de réceptions et parfois de “fêtes”. Oui, de fête : “Un client m’avait dit un jour qu’il voulait que les funérailles de son père soient une fête. Il ne voulait pas que ses invités ressentent la tristesse de l’évènement. Nous avons fait le nécessaire pour détendre l’atmosphère”. Exit donc les “Tolba”, ces fameux fqihs connus pour leurs gros appétits, les gnaza de VIP sont animées par des super-stars du chant religieux, des Amdah et autres louanges au prophète de l’islam… Les stars du moment s’appellent Abdelfettah Bennis, Mohamed Bajeddoub et l’incontournable Abderrahim Souiri. “Les gens s’oublient parfois et commencent à applaudir”, raconte notre interlocuteur. Inutile de le dire, le tout est filmé (bien sûr !) par des cameramen professionnels et immortalisé par des clichés de photographes de grands studios.

Soirée black & white

Code vestimentaire de la cérémonie : black and white. Hommes en costume noir, ou djellaba blanche et femmes en tenue traditionnelle dernière tendance. “Il m’est arrivé de voir des femmes portant leurs plus beaux caftans comme si elles allaient à un mariage. Et la veuve, qui avait fait un maquillage permanent deux mois avant la mort de son mari, était obligée de recevoir les condoléances en expliquant aux gens, pour se justifier, le concept du maquillage permanent…”, raconte Simo Benbachir. Autre témoignage piquant : “J’ai assisté récemment à Laâcha suite au décès du père d’une amie et j’ai été réellement surprise. La mère de mon amie et ses deux filles changeaient de vêtements presque toutes les heures. Incroyable !”, confie, choquée, cette blogueuse.

Message d’outre-tombe

Autre tendance dans les gnaza de luxe : les témoins intergénérationnels. “Mon grand-père nous a laissé un DVD fait en France qui retrace sa vie, ses échecs, ses réussites et ses conseils… C’est son avocat qui nous l’a confié le deuxième jour après sa mort… Et nous l’avons visionné le lendemain, en présence de toute la famille et amis du défunt. C’était un pur moment d’émotion”, raconte ce trader. Comme le grand-père de notre col blanc, pour beaucoup de seniors VIP, préparer la mort ne se résume plus à des questions purement financières de transmission de patrimoine, d’optimisation fiscale ou de toilettage du passif comptable. Cette génération dorée ressent de plus en plus le besoin de laisser des souvenirs et de transmettre des émotions.

Pour ce faire, ils font appel à des agences françaises spécialisées dans la question : les “deaths planners”. Ces entreprises connaissent un véritable essor dans l’Hexagone, et trouvent du répondant chez une clientèle marocaine huppée. “Cela nous arrive de travailler avec des Marocains. Comme tous nos clients, c’est généralement des gens qui souhaitent transmettre une histoire de vie, des émotions, un testament à leur descendance. Notre rôle est de les aider à trouver les mots justes et mettre du sens, dans un beau livre, album ou même un DVD…  avec des moyens techniques bien élaborés”, explique Anne, consultante chez l’une de ces agences françaises. Bref, nous ne sommes pas tous égaux dans la vie… ni devant la mort. 

 

Niche. Un business macabre

La mort est devenue un véritable filon pour les grands traiteurs marocains. “Cela représente au moins 50% de notre chiffre d’affaires annuel”, confie un traiteur rbati qui préfère garder l’anonymat. Et la raison est toute simple : s’il y a une haute saison pour les mariages, business de prédilection des traiteurs, la mort, elle, ne prévient pas et frappe tous les jours. Et contrairement à une fête de mariage qui dure un soir, les funérailles sont un événement qui dure trois jours : cela fait 9 f’tours, 9 déjeuners et 9 dîners. Mais le jackpot reste sans conteste le dîner du troisième jour, communément appelé Laâcha : “On sert généralement des dizaines de tables de 8 personnes chacune”. Coût de l’opération pour les dîners de luxe : au moins 5 000 DH la table. Un montant qui peut aller jusqu’à 8 000 DH, en fonction des exigences des clients, sans compter la mise en place de la tente, la déco et autres services annexes… En gros, assurer des funérailles de luxe se monte à 1 million de dirhams au bas mot.