Tunisie. Rencontre avec Aïcha Gaaya, militante engagée pour la démocratisation de son pays

La vingtaine à peine entamée, Aïcha Gaaya fait partie de cette nouvelle génération de Tunisiennes à la parole libérée, totalement engagée dans la démocratisation de son pays. Cette  étudiante en sciences politiques est  aussi cofondatrice de l’association Al-Iltizam Assiyassi (Engagement Politique). TelQuel l’a rencontrée à l’occasion de sa participation, à Paris, à une conférence sur les femmes et la révolution dans le monde arabe.

Plus d’un an après la révolution, quel bilan en faites-vous ?

Globalement, je suis satisfaite. Un an, c’est à la fois long et court. Beaucoup de réformes ont été lancées. Quand on voit que la société civile est prête à réagir au moindre dérapage, ça donne confiance en l’avenir. Il suffit de voir les manifestations qui ont eu lieu le 20 mars sur l’avenue Habib Bourguiba pour appeler à l’Etat civil, à la paix et au consensus. Je me dis que plus jamais on ne reculera.  Il y a des tensions, des événements qui nous font peur, comme les incidents de la faculté de Manouba (ndlr : des affrontements violents ont éclaté à Manouba, provoqués par des salafistes qui remettaient en cause l’interdiction du port du voile à l’université), la société n’est pas encore stable. Les principes démocratiques ne sont pas encore assez ancrés, on entame à peine un long processus.

Le ministre des Droits de l’homme, Samir Dilou, a récemment déclaré que “la liberté d’expression avait des limites”, en réponse à  la mise en ligne d’un magazine à destination des gays et lesbiennes. Est-ce une menace pour le respect des libertés ? 

Il y a un gros risque. On nous dit oui pour le respect des libertés individuelles, mais il y a des limites. Seulement on n’est pas du tout d’accord sur ces limites. Pour les conservateurs, le mot liberté est synonyme d’anarchie. Quand trois journalistes du quotidien Ettounissia sont arrêtés  pour avoir publié une photo ou l’on voit une femme dénudée, ça me pose problème.  Sous prétexte de respecter certaines valeurs islamiques, on en arrive à des interprétations liberticides. Demain, on pourrait en arriver à interdire la météo sous prétexte que seul Allah décide du temps qu’il fera demain.

Le gouvernement a-t-il une responsabilité dans cette menace ?

Je parle des conservateurs de manière générale. Mais le gouvernement a su être très réactif dans l’affaire d’Ettounissia, et pour brimer certaines manifestations de syndicats, il a néanmoins su prendre son temps lorsque des salafistes se sont attaqués au drapeau national et l’ont remplacé par un drapeau noir.  Il y a deux poids deux mesures. Ennahda semble être un peu débordé par sa droite dure. Le parti ne sait pas comment la gérer, c’est une partie de son électorat et c’est la Oumma. Ils ne veulent pas se diviser entre gens d’une même Oumma.

La situation de la femme en Tunisie a-t-elle changé depuis la chute de Ben Ali ? Et dans quel sens ?

Objectivement, au niveau des lois il n’y a eu que des améliorations. L’introduction de la parité sur les listes électorales par la Haute instance chargée de préparer l’élection de l’Assemblée constituante a été une très bonne chose. Mais dans  les faits rien n’a changé. Aujourd’hui il y a des risques pour la femme tunisienne. Avant, par souci de légitimité internationale, le respect des droits des femmes était imposé par le haut. Bourguiba s’est imposé comme le “moujtahid suprême”, avec une lecture très progressiste du Coran, il a accordé des droits aux femmes qu’aujourd’hui personne ne conteste. Aucun membre du gouvernement ne remet en cause le Code du statut personnel. Par contre, on stagne. Il n’y a pas de recul, mais il n’y a pas une volonté assez forte pour aller au-delà des acquis actuels. Il y a des failles dans ce statut personnel, il est loin d’être égalitaire.

Il y a eu récemment des manifestations pour que la Charia soit inscrite dans la Constitution. Est-ce une hypothèse envisageable aujourd’hui ?

Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’écrasante majorité des lois actuelles sont très empreintes des valeurs islamiques. J’ai du mal avec le mot Charia car on sait à quoi il renvoie. Son application serait très compliquée. Qu’est-ce qu’on ferait pour la loi sur l’avortement ? Contre la polygamie ? Les conditions d’application et l’interprétation poseraient problème. Qui déciderait de l’interprétation des textes ? Un conseil des ouléma. Ce ne serait pas démocratique. Les ouléma ne sont pas élus par le peuple.

Les dernières élections estudiantines ont plus crédité la gauche que les islamistes. Quelle lecture peut-on faire de ce scrutin ? Y a-t-il une différence entre le vote de la jeunesse et celui du reste de la société ?

Les événements de la faculté de Manouba ont changé la donne dans cette campagne. Les étudiants avaient surtout peur de l’année blanche, ils ont vu les violences qui pouvaient éclater au sein même de leur université et la nuisance des salafistes qui instrumentalisent les filles portant le niqab. Il ne faut pas non plus oublier qu’il y a eu un très fort taux d’abstention lors de ces élections.  Les premières considérations des étudiants étaient de reprendre leurs cours dans des conditions normales. Ça ne veut pas dire que les jeunes sont moins conservateurs que le reste de la société.

Certains Tunisiens disent se sentir moins en sécurité aujourd’hui qu’ils ne l’étaient sous l’ère Ben Ali. Que répondez-vous à ceux qui seraient nostalgiques de l’ancien régime ?

Ça me scandalise. Avant, beaucoup de personnes n’étaient pas au fait de l’ampleur des atrocités qui étaient commises par le régime, elles considéraient qu’il suffisait de ne pas parler de politique pour ne pas être embêté. Elles croyaient encore à la théorie du miracle tunisien, mais aujourd’hui la situation n’est pas moins bonne. La seule différence c’est qu’actuellement les médias ont la liberté de traiter des difficultés que traverse le pays. Sous Ben Ali, on nous vendait à la télévision l’image de “Tounouss Al Khadra”, il y a du soleil, les touristes sont là, tout le monde est content. 

 

Zoom. Le Code du statut personnel

Il est la fierté de nombreux Tunisiens. Promulgué en 1956 par le gouvernement Bourguiba, ce code accorde des droits à la femme tunisienne dont elle est la seule à jouir dans le monde arabe. Le CSP (Code du statut personnel) garantit l’égalité entre hommes et femmes dans certains domaines. Il abolit la polygamie, interdit le mariage forcé et la répudiation, légalise le divorce, etc. Les droits des femmes en Tunisie n’ont cessé de connaître des avancées. Plusieurs lois avant-gardistes dans le monde arabes sont adoptées en Tunisie. L’avortement est dépénalisé en 1973 et la femme tunisienne peut transmettre à ses enfants son nom et sa nationalité, au même titre que son mari, depuis 1993. Malgré ces nombreuses avancées, l’égalité entre les sexes est loin d’être respectée. Les Tunisiennes se battent encore pour une égalité dans l’héritage et pour le droit d’épouser un non-musulman, un droit accordé aux hommes.

 

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