Un ministre halal

Par Karim Boukhari

Pour le connaître, je sais que le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement est un homme pragmatique. Une tête froide et bien faite, plutôt qu’un bagarreur ou un impulsif. Quand il menace, comme il l’a fait cette semaine, de démissionner si les jeux de hasard ne sont pas retirés des écrans de télévision, il avance sur du velours. Il déroule. Et il se délecte. Sa cause est gagnante. En homme avisé, Mustapha El Khalfi veut faire plaisir à son parti et à son “peuple”. Le PJD sera content puisque, même en montrant patte blanche, il a toujours rêvé d’en découdre avec l’Etat-Makhzen. Aujourd’hui il est servi, et royalement s’il vous plaît. Les jeux de hasard sont une affaire de cet Etat-Makhzen, c’est lui qui les a créés et c’est lui qui en tire bénéfice, arrosant au passage les caisses de la télévision, de la radio et des principales disciplines sportives. S’en prendre aux jeux de hasard, c’est s’en prendre à cet Etat-Makhzen dans ses représentations les plus dures : la monarchie et la nomenklatura militaro-sécuritaire. Plutôt que de le faire frontalement, au risque d’y laisser des plumes, El Khalfi et le PJD ont choisi de le faire indirectement, en prenant en otage une question qui fait débat dans la société : les jeux de hasard, ce “haram” décrété tant par la religion que par la société. C’est forcément une affaire gagnante puisque le “peuple”, même joueur et parieur, ne peut que se ranger du côté d’El Khalfi & Co. Le peuple est contre le haram, quand bien même il le pratiquerait tous les jours. C’est inscrit dans le code génétique de la nation. Et cela s’appelle la conscience populaire.

L’Etat-Makhzen a bien compris la nature de ce petit jeu et ce n’est certainement pas une coïncidence si La Matin du Sahara a signé, dans l’une de ses éditions de la semaine, la charge la plus virulente contre le “projet” El Khalfi. Vous vous rendez compte, le journal quasi officiel vilipendant le gouvernement ! A faire retourner dans sa tombe le fondateur, Moulay Ahmed Alaoui.

On a vu, en résumé, comment El Khalfi fait plaisir à son parti (en titillant la monarchie) et à son peuple (en condamnant une pratique haram). Qui osera se dresser contre lui ? En dehors des objecteurs de conscience et, éventuellement, de quelques professionnels et experts ès audiovisuel, je ne vois pas grand-monde. Dire Non à El Khalfi revient à dire Oui au haram. Et ça, même la monarchie n’osera pas le faire. Tout au plus, elle lui mettra des bâtons dans les roues, pour lui compliquer la tâche et le pousser à la faute. Les semaines qui viennent nous diront si elle aura réussi dans son entreprise…

Maintenant, Mustapha El Khalfi, ministre volontariste, qui vient de lancer une petite bombe à double portée idéologique et politique, ne trompe quand même personne. Ce n’est pas la réforme proprement dite de l’audiovisuel qui l’intéresse, ou alors il n’en donne pas l’impression. Voyons, il ferme la manne des jeux de hasard et, à la place, que propose-t-il pour combler le manque à gagner qui affectera tout le secteur de l’audiovisuel ? Rien, “on verra”, dit-il en substance.

Pour avoir été journaliste, El Khalfi sait, en outre, que le principal problème de l’audiovisuel, et principalement de la télévision, n’est pas la publicité pour le Loto ou le Keno, qui maintient plutôt le secteur sous perfusion. Ce n’est pas, non plus, le divertissement ou l’audimat (dont les chiffres demeurent, toutes proportions gardées, honorables). Le problème, c’est l’information, l’orientation générale et les moyens techniques mis à la disposition de ces deux chevaux de bataille. Que propose El Khalfi à ce niveau ? En dehors d’une pincée de programmes religieux et d’une plus grande place à l’arabe classique, pas grand-chose. Que propose El Khalfi pour renforcer l’arsenal technique de ces chaînes de télévision dont le parc caméras, par exemple, est inférieur à celui des équipes dédiées à la couverture des activités royales ? Rien non plus. El Khalfi aura-t-il l’audace d’ouvrir les flashs info par une couverture objective des émeutes de Taza ou d’Al Hoceïma, plutôt que par une vague activité protocolaire conduite par le roi ou un ministre PJD ? Non.

C’est pourtant ce cocotier-là qu’il faudrait secouer ; mais El Khalfi n’en a ni les moyens, ni surtout l’intention.