Rencontre. Un homme libre

Par

Adoubé pour son dernier opus, Les hommes libres, le cinéaste Ismaël Ferroukhi nous raconte le pourquoi et le comment de son film.

Paris, place de la République. Nous avons rendez-vous avec le réalisateur d’origine marocaine le plus hype du moment, Ismaël Ferroukhi. Depuis Le grand voyage en 2004 et, plus récemment, Les hommes libres, la presse et l’intelligentsia françaises ne tarissent pas d’éloges sur son travail. Même le prestigieux New York Times lui a consacré toute une page il y a quelques mois. Et, n’en déplaise à ses détracteurs, les festivals du monde entier le célèbrent. A la Mostra de Venise en 2004, il s’était vu attribuer le très convoité Lion d’Or de la meilleure première œuvre. Le Festival de Cannes, en mai dernier, a réservé un accueil plus que chaleureux à son dernier film. Celui d’Abu Dhabi, en octobre, lui a décerné le prix du meilleur réalisateur du monde arabe. Même à Téhéran, terre des mollahs et de ce pauvre Jafar Panahi -réalisateur qui a été condamné par le régime à 6 ans de prison et 20 ans d’interdiction de travailler-, Ismaël Ferroukhi a fait l’unanimité début février en remportant, au Fajr Film Festival, plusieurs prix dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur pour Les Hommes libres. Cette dernière consécration a soulevé, à juste titre, plusieurs questions ici et là. Surtout quand on sait les sujets traités par le long métrage : des musulmans qui sauvent des juifs dans le Paris occupé par les Allemands pendant la Seconde guerre mondiale, une histoire d’amitié ambiguë entre un jeune immigré algérien et un chanteur juif…

Raconter des histoires

A l’intérieur du Pachyderme, une brasserie parisienne comme il y en a tant, Ismaël Ferroukhi est là ; il nous attend, confortablement installé dans un fauteuil club. L’homme est souriant, sa dégaine sympathique, sans chichis, et sa poignée de main franche. Passés les salamalecs d’usage, nous entrons immédiatement dans le vif du sujet, à savoir son voyage à Téhéran à propos duquel nous aimerions qu’il s’exprime. Plus précisément, nous aimerions qu’il écrive un carnet de route qui raconterait les moments les plus marquants de son périple au pays de Omar Khayyam et de Abbas Kiarostami. “J’ai changé d’avis. J’ai dit oui à TelQuel. Mais, en y réfléchissant, je ne me sens pas vraiment à l’aise dans ce rôle. Pourquoi moi ? Pourquoi précisément moi, Ismaël Ferroukhi, et pas un autre réalisateur marocain ? Pourtant, je n’étais pas le seul Marocain invité à ce festival. D’autres que moi pourraient le faire, peut-être mieux que moi. Je ne veux pas donner l’impression de surfer sur une vague pour faire mon beurre et du buzz, faire parler de moi… Non merci. De toute manière, je ne me sens ni la légitimité ni le droit de parler d’un sujet aussi délicat, aussi politique : la société iranienne d’aujourd’hui”.

Ismaël Ferroukhi préfère de loin évoquer ce qu’il a toujours aimé faire : des films. Raconter des histoires. D’abord et toujours raconter des histoires. Comme quand, adolescent, dans le sud-est de la France, quelque part entre Grenoble et Montélimar, il traduisait à sa mère les films qu’ils regardaient ensemble à la télé. C’étaient des films en noir et blanc, pour la plupart en anglais sous-titrés en français. Sa mère, ne comprenant pas tout des images sur l’écran, Ismaël s’occupait de les lui expliquer, quitte à inventer d’autres dialogues qui n’avaient rien à voir avec ceux que disaient les acteurs. Cette mère, qui ne savait pas lire et ne parlait bien évidemment pas anglais, a fait naître en lui sa vocation de cinéaste. C’est elle qui a assisté à ses premiers pas de scénariste puisque c’était pour elle qu’il réinventait les dialogues. Il allait même jusqu’à “réécrire” l’histoire à sa sauce, une sauce plus acceptable, plus amusante ou moins choquante pour une maman.

L’instinct d’abord

Bien sûr, la mère du réalisateur était loin de se douter que, des années plus tard, raconter des histoires aux autres allait devenir la passion et le métier de son fils. Ismaël nous confie que, même aujourd’hui, elle ignore le rôle fondamental qu’elle a joué dans son parcours de réalisateur. A ses côtés, dimanche après dimanche, durant des années, il a appris à mélanger des personnages, des lieux et des sentiments dans une même marmite, lentement, patiemment, laisser reposer, voir ce que cela va donner. Habiter avec des histoires et des personnages dans sa tête, dans ses souvenirs. Se faire des films. Puis un jour soulever le couvercle et laisser s’envoler tout cela. En faire son propre film.

A sa manière de parler de sa mère, de ses films, de son parcours, Ismaël Ferroukhi laisse transparaître les traces indélébiles qu’il porte de la culture marocaine dans ce qu’elle a de désinhibé et de contradictoire à la fois. Cette culture paradoxale et incroyablement inspirante, où les choses ne sont pas toujours verbalisées mais signifiées de mille et une manières, perdure chez lui. D’origine meknassie, Ismaël Ferroukhi est né dans la populaire et rebelle Kénitra. Et, à son corps défendant, ses films portent en eux les marques de cette ville où la transgression se vit jour et nuit, quoi qu’en disent les bien-pensants. Quelque part, derrière son allure discrète et son air de pas y toucher, le réalisateur, à l’instar des héros de son dernier opus, incarne lui aussi un de ces “invisibles” militants de la liberté. Et son cinéma est clairement celui d’un homme libre. 

 

BIO express

  • 1962 Naissance à Kénitra (Maroc)
  • 1965 Arrivée en France
  • 1993 Réalise L’exposé, son 1er court-métrage
  • 1994 Co-auteur avec Cédric Kahn du film de bonheur
  • 1996 L’inconnu, court-métrage avec Catherine Deneuve et Miki Manojlovic
  • 2004 Le grand voyage, 1er long-métrage
  • 2011 Sortie des hommes libres

 

Synopsis. Les juifs de la mosquée

En 1942, dans le Paris occupé par les Allemands, Younès, un émigré algérien campé par Tahar Rahim, vit du marché noir. Suite à son arrestation par la police, il accepte de collaborer en infiltrant la Mosquée de Paris, dont les responsables -comme le recteur, Si Kaddour Ben Ghabrit (Michael Lonsdale)- sont soupçonnés de délivrer de faux papiers à des juifs. Une fois sur place, Younès fait la connaissance de Salim Halali, un chanteur d’origine algérienne, et se lie d’amitié avec lui. Mais Younès découvre que Salim est juif. Loin de s’en offusquer, il décide de soutenir son ami et cesse, malgré les risques encourus, d’espionner pour le compte de la police. Face à la barbarie environnante, Younès, le jeune ouvrier immigré et sans conscience politique, se métamorphose en militant pour la liberté. Dans cette fresque humaine et humaniste, inspirée au réalisateur par un article du Nouvel Observateur relatant comment la Mosquée de Paris avait protégé des juifs durant la Seconde guerre mondiale, Ismaël Ferroukhi rend hommage aux combattants de l’ombre, ceux-là mêmes que l’historien Benjamin Stora qualifie d’“invisibles” résistants.

En salles à partir du 21 mars

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer