Artisanat. Les princes du luth

Par Clair Rivière

Quelques dizaines de luthiers se consacrent à la fabrication du oud, l’instrument phare de la musique orientale. Ils sont les gardiens d’une tradition, mais aussi des expérimentateurs, toujours à la recherche d’un meilleur son.

Casablanca, quartier Bourgogne. Au numéro 27 de la rue Boulmane, aucune enseigne n’indique l’atelier de Khalid Belhaiba, un des meilleurs luthiers du Maroc. Pas de publicité. Pas besoin. “Mon carnet de commande est rempli pour un an”, assure ce petit homme, du haut de ses 40 ans d’expérience. Avec son établi, ses outils et ses luths accrochés au mur, son atelier casablancais, comme son autre atelier de Dar Bouazza, sert parfois de point de rencontre aux meilleurs luthistes (joueurs de oud) du Maroc, comme Saïd Chraïbi, le maître de la discipline. Né à Marrakech en 1951, ce luthiste est considéré comme l’un des meilleurs joueurs de oud du monde. Il a enregistré de nombreux disques, donné des concerts en Europe et au Moyen-Orient, remporté des concours et des prix à Bagdad, en Syrie, en Palestine…

Mais aujourd’hui, à l’atelier, c’est un amateur, joueur de oud dans un ensemble de jazz, qui est venu rendre visite à Majid, l’ancien apprenti de Khalid Belhaiba. Objectif ? Installer des micros sur l’instrument en fabrication, pour en faire un oud électro-acoustique, qui pourra concurrencer le saxophone en termes de volume. Au-delà de la répétition des traditions de lutherie, les fabricants sont aussi des expérimentateurs, qui s’adaptent aux demandes des clients, et améliorent leur savoir-faire avec le temps.

Une tradition importée

Tel qu’on le connaît aujourd’hui, le oud n’est pas une tradition marocaine. “C’est un luth oriental (oud charqi), qui est arrivé au Maroc dans les années 20-30”, raconte Saïd Chraïbi. Venu du Moyen-Orient, ce nouveau modèle a supplanté le traditionnel oud andalou (oud ramal), qui ne comportait que quatre doubles cordes (contre cinq ou six). De cet instrument, il ne restait que quelques exemplaires qui peuplent les musées, jusqu’à ce que, récemment, quelques luthiers tentent d’en élaborer des répliques. Comment expliquer cet abandon ? “Peut-être d’abord parce qu’une corde en plus, ça facilite le jeu”, suppose Saïd Chraïbi. Et puis, “avec l’avènement de Oum Kalthoum, de Mohamed Abdelwahab et de Riadh Sombati, la mode était plutôt là-bas, en Egypte”.

Les luthiers marocains ont donc dû se mettre au goût du jour. Hassan Belhaiba, le père de Khalid, a fait partie des précurseurs. “A l’époque, la plupart des ouds étaient importés, raconte Khalid Belhaiba. Mon père, qui habitait l’ancienne médina de Casablanca, travaillait chez un ébéniste italien. Des musiciens juifs sont venus lui demander de réparer leurs instruments. C’est après ça qu’il a fabriqué son premier oud en 1937. Il avait appris tout seul”. Avec le temps, la technique du maâlem Hassan, aujourd’hui disparu, s’est perfectionnée. Elle continue d’évoluer entre les mains de ses (nombreux) disciples…

Vieux piano, oud nouveau

Mis à part le travail du luthier, ce qui distingue un bon oud d’un instrument médiocre, c’est principalement la qualité du bois : son essence et son âge. Plus le bois est vieux, meilleur est le son. Les luthiers récupèrent parfois de vieux pianos délabrés, pour en recycler le bois dans un oud. “Ca donne de très bons résultats”, assure Saïd Chraïbi. D’autres utilisent de vieux matériaux de construction. “A Fès, une vieille maison avait brûlé. J’y ai récupéré du cèdre vieux de 400 ans”, raconte un client de Khalid Belhaiba, qui en a fait faire un oud tout neuf.

Mais beaucoup de ouds sont aussi fabriqués avec du bois nouveau, parfois marocain, parfois importé, notamment pour les essences exotiques, qui peuvent venir d’Afrique, d’Inde ou du Brésil. “Pour la caisse de résonance, il y a le palissandre, l’érable ondé, le bois de rose, le noyer marocain, le wengé, le padouk, l’acajou, etc., liste Khalid Belhaiba. Pour la table d’harmonie, on utilise l’épicéa, le cèdre marocain ou américain, le sapin de Russie…”. C’est principalement la qualité du bois qui impacte le prix final du oud : de quelques centaines de dirhams (qualité médiocre), en passant par 1500 DH (qualité moyenne), jusqu’à 12 000 DH (haut de gamme chez Khalid Belhaiba), voire plus.

Mieux que les Egyptiens

D’après Khalid Belhaiba, il y aurait au Maroc entre 20 et 30 fabricants de ouds. “Une quarantaine”, estime Saïd Chraïbi, qui prend en compte quelques “luthiers amateurs qui font du beau travail, sans vendre au public”. Pourtant, les clients ne manquent pas, et même quelques amateurs occidentaux viennent faire leurs emplettes chez les luthiers de Casablanca. “On ne devient pas riche en étant luthier, relativise Khalid Belhaiba. Certains ont même des problèmes d’argent. Mais tous en vivent. Même ceux qui fabriquent des ouds de mauvaise qualité parviennent à les vendre”.

La qualité, Saïd Chraïbi a largement contribué à l’améliorer. Il a donné mille conseils aux luthiers marocains, en calculant de manière très précise la longueur, la hauteur ou le positionnement de telle ou telle pièce : des détails certes infimes, mais qui ont une incidence cruciale sur le son. On lui doit la création d’un luth basse, avec des cordes de violoncelle, et d’autres variantes du oud. Des musiciens commandent à leur luthier des ouds qui imitent le son des siens. Cette mode le fait rire : “Ana l’Karl Lagarfeld dialhoum”. A 60 ans, il observe l’évolution de la lutherie marocaine avec satisfaction : “Quand j’ai commencé à jouer, à l’âge de 13 ans, dans les années 60, les ouds marocains étaient moins sonores, en volume ou en qualité, se souvient Saïd Chraïbi. Les luths égyptiens et syriens avaient un bien meilleur son. Aujourd’hui, on a dépassé la lutherie égyptienne”. Si c’est “le prince du luth” qui le dit… 

 

Fabrication. Mode d’emploi

“Al oud”, littéralement “le bois”, est le nom arabe qui a donné le mot “luth” en français. Au Maroc, cet instrument est utilisé dans la musique andalouse (Al ala), le malhoun, et bien sûr, la musique arabe orientale. Son origine se perd dans la Haute-Antiquité, mais on sait qu’Ishaq Al Mawssili, un musicien du début du 9ème siècle, enseignait le luth dans un conservatoire à Bagdad. Jaloux du succès de son élève Zyriab auprès du calife Haroun Al Rachid, il le chassa de la ville. Zyriab voyagea jusqu’à Cordoue, amenant avec lui le luth et sa musique au Maghreb et en Andalousie. Depuis cette époque, les principes de fabrication de l’instrument sont certainement restés les mêmes. Il faut d’abord courber des lamelles de bois à la flamme d’un butagaz : collées, elles formeront la caisse de résonance. On y ajoute ensuite la table d’harmonie, puis le manche, la tête et toutes les autres pièces. Un détail joue un rôle crucial et a une influence immense sur le son : l’emplacement et la forme des barrages, des morceaux de bois situés sous la table d’harmonie, et qui la maintiennent.