Patrimoine. Pour qu’on n’oublie pas les juifs

Par Clair Rivière

Avec l’émigration massive des juifs du Maroc, tout un pan de l’histoire du pays s’est trouvé orphelin. Aujourd’hui, des passionnés juifs, musulmans, marocains ou étrangers œuvrent pour sauver ces derniers vestiges.

“Ya-t-il des juifs au Maroc ?” Voici la question qu’a posée à des passants un jeune documentariste fassi, Younes Abeddour, dans les rues de sa ville. “Il n’y en a pas” ; “Il n’y en a plus” ; “Des juifs ???” : une bonne partie des réponses obtenues est révélatrice de la méconnaissance populaire autour de l’existence de la communauté juive marocaine. Une ignorance prompte à alimenter la confusion entre le judaïsme et la politique israélienne envers la Palestine, et donc l’antisémitisme. “Pendant la guerre de Gaza, en 2008, je suis passé à côté de la mosquée de mon quartier. L’imam criait : ‘Il faut tuer tous les juifs !’”, se souvient Younes Abeddour, dont le documentaire Moroccan Judaism : a culture in danger, a justement pour but de lutter contre cette confusion. Simplement en évoquant l’histoire des juifs marocains, et en montrant des juifs parler darija – ce qui étonne et enthousiasme un certain nombre de spectateurs, affirme le jeune documentariste. Directeur du Musée du judaïsme marocain de Casablanca (le seul du genre dans le monde arabe) jusqu’à son décès en décembre dernier, Simon Lévy abondait dans le même sens. “Nous recevons souvent des élèves d’écoles marocaines qui ne connaissent pas cette partie de l’histoire de leur pays, parce qu’elle est absente de leurs manuels, déplorait-il dans ces colonnes, il y a quelques années. En découvrant la culture juive marocaine, ils tombent des nues. Tout ce qu’ils savent du juif, c’est que c’est celui qui tient une arme et qui tire sur les Palestiniens.”

Travail de mémoire

Depuis une trentaine d’années, tout un travail de mémoire a commencé au Maroc au sujet de la question juive. Tout d’abord dans les universités, où des chercheurs et des étudiants musulmans ont lancé des recherches sur ce thème, jusqu’alors surtout entreprises par des universitaires juifs et/ou étrangers. Sur le terrain ensuite, via le lancement de travaux de sauvegarde du patrimoine bâti (restauration de synagogues ou de cimetières), et d’archivage de documents, de photographies, de témoignages…

S’il y a un tel besoin d’entretenir le souvenir, c’est parce que la communauté juive marocaine, bien qu’elle ait conservé ses institutions (écoles, tribunaux rabbiniques, restaurants casher, etc.), a quasiment disparu. Alors qu’elle regroupait plus de 250 000 personnes au milieu du siècle dernier, elle est aujourd’hui réduite à quelque 4000 membres, quand sa diaspora dépasse le million de personnes, selon les estimations de Serge Berdugo, ancien ministre du Tourisme (sous Hassan II) et dirigeant du Conseil des communautés israélites du Maroc, depuis 1987. Présente sur le territoire depuis environ 2000 ans, des siècles avant l’arrivée de l’islam, cette frange de la population marocaine est devenue quasi invisible dans l’espace public, depuis les grandes vagues d’émigration de 1948 aux années 1970, principalement vers Israël, la France ou l’Amérique du Nord.

Abandon destructeur

Du point de vue patrimonial, ces départs massifs, parfois précipités, ont été destructeurs. Beaucoup de synagogues ont été abandonnées, et se sont dégradées sous les affres du temps. Des objets et des bibliothèques ont été dispersés ou vendus, parfois à l’étranger. C’est pour éviter que ne s’efface ainsi tout ce pan de l’histoire nationale, qu’en 1995, le Conseil des communautés israélites a créé la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, que dirigea le célèbre militant communiste Simon Lévy. C’est elle qui gère le Musée du judaïsme marocain de Casablanca, ouvert en 1997. Installé au quartier de l’Oasis, dans le bâtiment d’un ancien orphelinat, il regroupe des centaines d’objets sacrés (comme des Sefer Torah – rouleaux de Torah) ou profanes (comme des costumes traditionnels, des outils d’artisans, ou encore un archaïque distillateur de mahya). On y découvre aussi des textes en judéo-arabe, écrits en alphabet hébreu et maintes autres curiosités témoins d’une histoire méconnue. C’est aussi là que sont conservés de nombreux documents et archives, tenus à la disposition des chercheurs.

L’autre axe emblématique de l’action de la Fondation (qui travaille main dans la main avec les communautés juives locales, quand elles existent encore), est la restauration d’une dizaine de synagogues désaffectées, à Fès, Meknès, Tétouan, ou encore dans des villages du Souss et de l’Anti-Atlas. Le dernier chantier en date, la synagogue El Fassiyine, située dans le Mellah de Fès, est pratiquement achevé. Délaissée en 1972, après trois siècles d’activité, la bâtisse avait pour particularité d’héberger un rite fassi, différent de celui des juifs arrivés après 1492 et leur expulsion d’Espagne. Avant sa rénovation, elle avait servi d’atelier de tissage, avant d’abriter un club de boxe !

Le retour des juifs

A Khmiss Arazane, petit village de la région de Taroudant, la vieille synagogue en pisé n’avait pas été récupérée par les habitants du coin. Raphaël Elmaleh, un Bidaoui qui a consacré huit années de sa vie à la recherche des traces des juifs du sud du Maroc, se rappelle encore le berbère qui lui a remis la clé de la synagogue, en lui racontant comment, près d’un demi-siècle plus tôt, avant son départ définitif à l’étranger, le rabbin local la lui avait confiée. Aujourd’hui restaurée, cette synagogue fait partie du circuit que “Raphi”, guide touristique spécialisé, fait découvrir à sa clientèle juive ashkénaze et anglo-saxonne, toujours surprise de découvrir autant de traces du judaïsme dans un pays musulman.

Car au-delà du souvenir et de l’affirmation de la facette juive de l’identité marocaine – du reste reconnue dans le préambule de la nouvelle Constitution –, la sauvegarde du patrimoine revêt un aspect économiquement pratique, via le développement du tourisme juif. Lequel est notamment alimenté par la diaspora judéo-marocaine, qui se rend par milliers en pèlerinage sur les centaines de tombes de saints juifs disséminés aux quatre coins du pays. Serge Berdugo évoque la visite de 40 000 touristes juifs chaque année, à la connaissance de la communauté locale. Le chiffre réel est donc certainement supérieur.

Après le décès de Simon Lévy, infatigable militant qui personnifiait le combat pour la sauvegarde du patrimoine judéo-marocain, cette tâche ne prend pas fin. Chercheurs et étudiants continuent de s’intéresser à la question, et la Fondation a d’autres restaurations de synagogues en projet. Un conseil scientifique, composé d’experts, devrait bientôt voir le jour pour poursuivre le développement du musée. A une époque où les générations de Marocains qui ont massivement côtoyé les juifs s’éteignent, ce travail de mémoire a plus que jamais un sens.

 

Web. Le coin des nostalgiques

Les forums de Dafina.net sont un espace de rendez-vous virtuel de la diaspora judéo-marocaine. Les exilés ou leurs enfants y évoquent, souvent avec tendresse et nostalgie, leurs souvenirs du Maroc. Ils partagent de vieilles photographies et s’aident à retrouver des informations sur tel ou tel personnage connu à l’époque et perdu de vue depuis. Les événements historiques y sont également évoqués et débattus. Darnna.com remplit peu ou prou le même rôle : on y parle cuisine et étymologie, histoire et religion, à travers des milliers de messages, postés depuis 2005. Le Conseil des communautés israélites a également un site officiel documentaire, Mimouna.net, qui propose des informations générales sur le judaïsme marocain. Enfin, un travail considérable a été effectué sur des sites comme Cimetierejuifcasablanca.com, où sont répertoriés les noms, dates de naissance et photographies de la tombe de 11 047 personnes enterrées au cimetière Ben M’Sik. Un outil précieux pour les familles résidant à l’étranger depuis longtemps et qui ignorent où se trouve la sépulture de leur proche.