Leçons d’une tragédie

Par Ahmed R. Benchemsi

Non, ce n’est pas une émeute populaire qui a secoué Laâyoune. Ce qui a mis la capitale du Sahara à feu et à sang, lundi 8 novembre 2010, ce sont des raids tous azimuts, d’une violence inouïe, menés par des groupes de civils armés de couteaux de boucher, de chaînes de vélo, de cocktails Molotov (voire, selon certains témoignages, d’explosifs artisanaux), sillonnant la ville à bord de ces 4×4 poussiéreux qui font office de moyens de transport collectif au Sahara. Des édifices publics et des commerces ont été saccagés et brûlés par dizaines (lire le reportage à Laâyoune de Driss Bennani, p. 20). Quant au bilan humain, le Polisario revendique 11 morts sahraouis (dont un seul nommé) – mais impossible d’en retrouver la trace, même en interrogeant des indépendantistes déclarés. En revanche, il est attesté, images de cadavres (et obsèques publiques) à l’appui, qu’un fonctionnaire ainsi que 10 policiers, militaires et paramilitaires marocains ont été égorgés et/ou lapidés à mort. Le plus atroce, c’est qu’ils ne pouvaient pas se défendre, parce qu’ils avaient reçu ordre de ne pas tirer, pour éviter des morts civils ! 

Même si on retrouve sa trace ça et là, il serait faux de dire que le Polisario a téléguidé de bout en bout ces terribles violences. L’hypothèse la plus plausible est celle d’un dérapage incontrôlé, suite à la collusion plus ou moins volontaire, plus ou moins organisée, entre une poignée d’agitateurs extrémistes liés à Tindouf, et des bandes de voyous galvanisés par l’ambiance insurrectionnelle et la paralysie des autorités, elles-mêmes tétanisées par la crainte du bain de sang. L’urgence est aujourd’hui d’identifier les auteurs des exactions (mercredi, les autorités annonçaient 163 arrestations), avant de les juger avec toute la sévérité requise. Puis, il faudra réfléchir aux implications politiques de cette explosion de rage. Comment en est-on arrivé là ? Comment les services marocains de renseignement, pourtant omniprésents au Sahara, ont-ils pu se laisser surprendre ? Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions tranchées. Une chose est sûre : ce qui s’est passé est très grave, et propulse le conflit du Sahara dans une dimension aussi nouvelle qu’effrayante. 
C’est le mécontentement de la population sahraouie – pauvreté, chômage, promesses non tenues… – qui a fait le lit de la dérive du 8 novembre. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres, ce jour-là, c’est l’évacuation aux canons à eau des 3500 tentes d’Agdim Izig*. A l’origine, un mois plus tôt, ce campement de fortune avait été dressé pour exprimer une grogne sociale, pas une revendication indépendantiste. Mais fatalement, l’une et l’autre ont fini par s’amalgamer pour cause d’“ennemi commun” : cette administration marocaine, locale ou centrale qui, depuis 35 ans, favorise la corruption endémique et l’enrichissement scandaleux de quelques barons locaux, instrumentalisés ad nauseam par Rabat pour, soi disant, “maintenir les équilibres tribaux”. Voilà où cette politique désastreuse nous a menés. 
Une fois les auteurs des violences et leurs complices châtiés, le 8 novembre finira par être oublié. Le malaise social, lui, demeurera – à moins que le mode de gouvernance marocain au Sahara change radicalement. Mais il ne faut pas se leurrer : ce changement radical n’aura pas lieu. C’est au-dessus de la force, de la capacité et probablement de la volonté d’un système politique qui, à Laâyoune comme à Rabat, est rétif à la transparence et à son corollaire, la juste répartition des richesses. Une fois l’écume de la violence retombée, la population sahraouie, toujours nécessiteuse et toujours désemparée, se tournera (comme elle l’a déjà fait, mezzo voce, dans les camps d’Agdim Izig) vers ce qu’elle considérera comme son dernier recours : les militants indépendantistes, dans leur grande majorité non violents, qui lui promettent un avenir meilleur. La pire erreur du Maroc serait de pourchasser ces gens, de les emprisonner, de les maltraiter, de les mettre dans le même sac que les voyous qui ont brûlé Laâyoune. Cela consisterait, tout simplement, à donner raison à ces derniers. A démontrer à la population sahraouie qu’elle n’a plus d’autre choix que la violence et le sabotage – ce que la propagande ennemie qualifiera de “résistance héroïque d’un peuple colonisé”, sous les applaudissements de médias internationaux sentimentaux (c’est ainsi, nous n’y pouvons rien, et nous n’avons d’autre choix que de nous y adapter).
La tragédie qui vient de se produire doit servir de leçon à l’Etat. Aux harangues contre les “traîtres”, il est temps de substituer une politique de lucidité, de sagesse et de main tendue. A défaut de tarir la source du mécontentement sahraoui, il faut au moins canaliser son expression. Et ce, non plus en jouant la carte super-éculée des cheikhs tribaux, mais en laissant la nouvelle génération de militants séparatistes respirer et parler librement, en respectant sa différence et en ouvrant avec elle des canaux de dialogue. L’Etat le fait à Manhasset, il a tout intérêt à le faire à Laâyoune, et ailleurs au Sahara. Faute de quoi, l’exception représentée par ce funeste 8 novembre… deviendra la règle. Si demain, l’expression indépendantiste au Sahara vire au terrorisme façon basque ou irlandaise, l’Etat marocain en sera blâmable, faute d’avoir lâché du lest tant qu’il était temps. 
 

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