Gâchis

Par Ahmed R. Benchemsi

Un procès vient de s’ouvrir, à ma connaissance sans précédent au Maroc. Le plaignant s’appelle Jaâfar Hassoune, il est juge de siège et membre élu du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). L’accusé, lui, n’est autre que le ministre de la Justice en personne. Pour rappel, en août dernier, le second avait suspendu le premier après l’avoir accusé d’être à l’origine d’une fuite du CSM qui avait donné lieu à un article sur le quotidien Assabah*. Les avocats du juge sanctionné, tous des ténors du barreau, sont formels : vu ce qui est reproché à Hassoune (sans preuves, qui plus est), sa suspension est clairement illégale. Cela fait deux mois que le juge attend de comparaître en conseil de discipline. Sans attendre et sûr de son bon droit, Hassoune a décidé de contre-attaquer : c’est désormais lui qui accuse d’“abus de pouvoir” son ministre de tutelle.

C’est, au fond, le cœur du problème : le ministre de la Justice est-il censé exercer une “tutelle” sur les juges ? D’évidence non, puisque leur fonction suppose une stricte indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Autre question, plus cruciale encore : est-il normal que le ministre de la Justice soit aussi le vice-président du CSM, instance notamment chargée de sanctionner et démettre les juges, autrement dit qui détient sur eux un pouvoir énorme, celui de défaire leurs carrières ? Bien sûr que non, là encore. Dans une interview fleuve accordée à l’hebdomadaire Al Ayam, Hassoune révèle des détails stupéfiants sur le CSM : “ce conseil (censé être) indépendant et autonome, est en fait totalement intégré à l’administration centrale du ministère de la Justice. Il n’a ni local propre, ni organigramme, ni (document officiel) qui précise sa mission et ses prérogatives. (…) Le ministère de la Justice considère le CSM comme n’importe lequel de ses services internes. Ses réunions se tiennent dans une salle qui dépend du cabinet du ministre, et le ministère a la haute main sur tous les dossiers, rapports et instruments de travail qui permettent au CSM de prendre des décisions”. Etonnez-vous, après cela, que les juges au Maroc ne soient pas indépendants…

Mais voilà qu’un juge, devenu un symbole d’indépendance en dépit du système, attaque son ministre pour, en quelque sorte, “abus de tutelle”. Il se trouve qu’avant même de devenir ministre de la Justice, Mohamed Taïeb Naciri était déjà un des plus éminents juristes du royaume. On ne peut pas lui reprocher la situation scandaleuse du CSM, puisqu’il n’a fait que l’hériter de ses prédécesseurs. Mais c’est bien lui qui a sanctionné Hassoune – manifestement une faute légale, mais aussi une faute politique vu la réputation du concerné. Comment Me Naciri, cet ancien bâtonnier unanimement respecté par ses pairs, a-t-il pu se retrouver dans la position du “méchant” fossoyeur de l’indépendance de la justice ? Ignorait-il ce qu’il faisait ? Le croire serait faire injure au distingué praticien du droit qu’il est. Alors…? 
Alors l’explication est sans doute à rechercher, comme souvent, dans la dimension royale de la chose. On l’a suffisamment dit : le problème de la fuite du CSM, c’est qu’elle a donné lieu à la publication de certaines informations dans la presse avant que le roi n’en ait eu connaissance. Même si aucune loi n’interdit formellement une telle fuite, quelqu’un, quelque part, en haut lieu, a dû la considérer comme un affront, une insupportable manifestation de lèse-Majesté – et une occasion de régler son compte à Hassoune qui, dans l’exercice de sa fonction de juge, a émis plusieurs verdicts défavorables à des membres du premier cercle du Pouvoir. Il s’agissait alors de mettre au pas ce “rebelle”. Sur cette dimension, inutile de questionner Me Naciri ; il est évident qu’il ne répondra pas. Mais selon toute probabilité, la sanction du juge Hassoune, aussi malvenue soit-elle, lui aurait été “suggérée” par plus puissant que lui. Au Maroc, un ministre ne dit pas non à ce type de “suggestion” – même si cela ternit son image, même si cela lui fait commettre des choses que son éthique, normalement, réprouve.
On va voir, maintenant, comment ce procès va tourner. Naciri va-t-il être condamné pour abus de pouvoir ? Ce serait une très bonne chose pour l’indépendance de la justice, mais un désaveu pour son ministre – ce qui affaiblirait la réforme qu’il est censé conduire. Va-t-il gagner, même s’il a manifestement tort ? Sa victoire serait alors bien amère – y compris pour lui, du moins en son for intérieur. Sans compter qu’une telle “victoire” décrédibiliserait fortement la volonté de réforme de la justice, ou ce qu’il en reste. Dans tous les cas, quel gâchis… 

* Lire l’éditorial du n° 440 de TelQuel