Reportage. Touche pas à ma place Tahrir

Un an après le soulèvement populaire qui a renversé le dictateur Hosni Moubarak et la victoire des Frères Musulmans aux élections législatives, les militaires sont toujours au pouvoir. L’Egypte semble plus que jamais à la croisée des chemins.

 Le 25 janvier, l’an I de la révolution a été célébré comme une grande fête patriotique, entre drapeaux et barbe à papa. Sur une place Tahrir bondée, les Egyptiens sont venus nombreux, souvent en famille. Frères Musulmans, salafistes et révolutionnaires cohabitent sans heurts, donnant un parfum d’unité nationale. Même lieu, dix jours plus tard : les sirènes des ambulances hurlent, l’air apporte les effluves des gaz lacrymogènes, les larmes coulent, le sang aussi. À deux pas de la place Tahrir, le ministère de l’Intérieur est le théâtre d’affrontements violents entre jeunes et policiers. La veille au soir, dans le stade de Port Saïd, au moins 74 personnes ont été massacrées à l’issue d’un match de football. Étonnant contraste, à l’image de cette année, porteuse d’espérances, mais aussi de déceptions, de frustrations et de colère.  

Un bilan contrasté

Le bilan du Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui a pris les rênes du pays le 11 février 2011, est pour le moins mitigé. À son actif, les premières élections législatives libres, qui se sont tenues dans un calme relatif, entre novembre 2011 et janvier 2012. Ainsi que la levée de l’état d’urgence en place depuis 30 ans, le 25 janvier dernier. Le CSFA a aussi montré son côté obscur : arrestations d’opposants, torture, procès militaires de civils ont radicalisé les révolutionnaires et décrédibilisé le pouvoir de transition.  

Le vendredi est devenu jour officiel de manifestation sur la place Tahrir, l’occasion d’observer le glissement des revendications des plus militants. “La politique n’est pas pour l’armée”, peut-on lire sur des pancartes. “Le peuple veut la chute du gouvernement militaire” est devenu le slogan le plus scandé d’Egypte. “Nos revendications sont simples”, expose Hicham, membre d’un groupe révolutionnaire, qui ajoute : “Nous voulons la justice pour nos martyrs, le transfert immédiat du pouvoir à un gouvernement civil et le jugement des criminels de l’ancien régime et du Csfa”.

Ce n’est pas l’opinion qui prévaut chez les parlementaires fraîchement élus. Grand vainqueur des législatives, le Parti liberté et justice, branche politique des Frères Musulmans, a recueilli 47% des suffrages. Désormais première force politique du pays, les Frères rechignent pourtant à assumer cette place. Cela peut s’expliquer par l’instabilité du pays et le doute quant aux prérogatives qu’accordera la future Constitution aux différents organes de l’Etat. La composition de l’Assemblée constituante est l’enjeu d’un rapport de forces entre les Frères Musulmans et les militaires qui tiennent à conserver leur budget secret et leurs privilèges.

Elections sous haute tension

Chacun cherche également à élargir sa base électorale avant les présidentielles qui doivent se tenir fin juin 2012. Les Frères Musulmans se trouvent dans la délicate position de rassurer les élites et la communauté internationale, tout en ne se laissant pas déborder sur leur droite par les salafistes. Ces derniers ont créé la surprise en remportant 24% des suffrages. Leur émergence inquiète les minorités coptes et libérales mais aussi les Frères, qui craignent une “salafisation” de leur base.  

La transition se poursuit mais, dans ce contexte d’attentisme, la méfiance s’étend. Les Egyptiens ne savent pas quoi attendre des élections présidentielles. Les optimistes, comme Mohamed, serrurier dans le quartier de Mounira, estiment qu’elles sont la clef de la véritable transition : “L’Egypte aime ses pharaons. Les problèmes de désordre et de chaos se règleront à partir de là”. Khaled, Cairote de 42 ans qui tient une petite papeterie, est sceptique : “Si les élections sont honnêtes, peut-être qu’elles apaiseront la situation, mais les Frères et l’armée sont en train de passer des accords, c’est évident. Ça biaise le processus démocratique. On ne sait pas où l’on va”. Pas vraiment révolutionnaire, Khaled se définit plutôt comme membre du “parti du canapé”, de ceux qui ont vécu Tahrir à la télé. Sa confiance dans les généraux s’est étiolée à mesure que l’insécurité et la répression ont grandi. “Il leur serait facile de mettre fin au désordre. On sait tous faire la différence entre les gens normaux, les voleurs et les tueurs”, confie Khaled. Critique du CSFA, le vendeur conserve néanmoins un profond respect pour l’armée, dernière institution stable du pays, alors que la police et la justice n’ont toujours pas été réformées.

Entre peur et vigilance

Sans avoir risqué les coups de matraque, nombre d’Égyptiens ont été affectés dans leur quotidien par l’année écoulée. Sur le terrain économique et social, 2011 n’a apporté aucune amélioration, bien au contraire. Le tourisme est en berne et on estime la baisse de la fréquentation entre 30 et 70 %. Première ressource en devises, le secteur employait 2 millions de personnes et pesait 11% du PIB avant la révolution. Les investisseurs étrangers ont également tourné le dos au pays. Mohamed, entre deux clients, avance une explication à la crise : “Les gens ont peur du lendemain. Même s’ils ont de l’argent, ils ne vont pas le dépenser maintenant. Il y a trop d’incertitude”. Sans un prêt massif du FMI prévu pour mars, le pays risquerait la banqueroute. L’Egypte vit au jour le jour, à l’image d’une partie de sa jeunesse, qui fonde tous ses espoirs sur le renouvellement d’un système qui la laissait à la marge.

“Ça va prendre du temps”, déclare Ahmed, un brin résigné. Costume-cravate, cet avocat d’affaires de 27 ans soutient la révolution contre son chef de cabinet, qui le lui fait payer. Quelque chose de profond a changé au royaume des pyramides. “On n’a plus peur, on ne se taira plus”. Ces mots, on les entend tous les jours, chez des jeunes de tous les milieux. “Les Égyptiens sont maintenant maîtres de leur destin. Nous préférons la manière douce, mais si le CSFA ne part pas, nous irons tous sur la place”, affirme Khaled le papetier. Quant aux Frères Musulmans, ils seront maintenant jugés sur les résultats. “Nous allons mettre les ‘Ikhwan’ à l’épreuve du pouvoir, leur donner du temps pour prouver leur validité”, renchérit-il. “Dignité” était le mot de ralliement de toute la population égyptienne au début de la révolution. “Vigilance” pourrait être celui de sa réussite. Comme le résume Hicham, qui a plaqué sa belle situation de cadre dans un tour opérateur pour se consacrer à l’activisme, “l’Egypte se divise aujourd’hui entre ceux qui défendent leur passé et ceux qui se battent pour leur avenir”.

 

Football. Ce qui s’est passé à Port Saïd

Comment un match de football peut-il s’achever dans un bain de sang ? 74 mort et des centaines de blessés, voici le bilan de la rencontre entre le club cairote d’Al Alhy et le Al Masry de Port Saïd, le 1er février. Les faits : un service de sécurité déplorable, des couteaux et des barres de fer dans l’enceinte du stade, les issues cadenassées ou soudées qui livrent les joueurs et les Ultras ahlaouis à la barbarie. Des éléments laissent penser à une tuerie planifiée. Les Ultras sont impliqués en politique. Eux aussi chantent la chute du Maréchal après avoir combattu Moubarak. Pour beaucoup, le carnage de Port Saïd s’apparente à une revanche de la police. D’autres impliquent l’armée. Certains  incriminent des forces de l’ancien régime qui poussent au chaos pour conserver leurs privilèges. Tous accusent les baltagias, ces voyous qui vendent leurs services de tueurs, souvent pour le compte de la police. Ils seraient entre 110 000 à 800 000 dans le pays. Une capacité de nuisance monnayable particulièrement inquiétante par les temps qui courent.

 

 

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