“Hassan II m’a humilié”

Par

Smyet bak ?

Lhoucine Ben Hmed.

Smyet mok ?

Aïcha Bent Ali.

Nimirou d’ la carte ?

B 621127

Comment un type de Hay Mohammadi s’est-il retrouvé à faire de la danse ?

En faisant de la musique au Conservatoire de Casablanca. J’y jouais du piano et je n’ai appris qu’en 1958 qu’on y dispensait des cours de danse. J’ai donc décidé de m’y inscrire.

Comment faisiez-vous pour accéder au centre-ville, qui était interdit à Oulad Chaâb ?

Avant l’indépendance, c’était pénible d’y aller. Je prenais le bus de Hay Mohammadi à Derb Soltane, pour ensuite prendre le bus numéro 4 jusqu’au centre-ville. Et le soir, je rentrais à pied car je répétais jusqu’à 22h alors que le dernier bus était à 20h30. C’est l’une des raisons pour lesquelles je n’ai commencé la danse qu’à 14 ans.

Vous avez côtoyé Nass El Ghiwane dans votre ancien quartier ?

Oui, j’ai connu Omar Sayed quand qu’il était encore maître d’école. Il m’écoutait jouer du piano chez moi, et sa curiosité le poussait à venir me voir.

Vous jouiez ensemble quand vous étiez jeunes ?

On jouait au foot et il m’arrivait de jouer de la musique avec feu Mahmoud Saâdi, l’un des fondateurs de Nass El Ghiwane et de Jil Jilala. Des fois, on louait des caméras 16 mm pour réaliser nos propres courts métrages qu’on projetait ensuite sur les murs du Hay. Et pour appâter les gens, on cotisait pour louer des films de Charlie Chaplin qu’on passait avant nos propres pellicules.

Qu’est-ce que cela fait à une bande de gamins du Hay de passer de la dèche à la célébrité ensemble et en même temps ?

C’est une fierté pour moi de voir que mon ancien quartier a enfanté des artistes et des révolutionnaires.

Vous ne trouvez pas que la réputation du Hay, en tant que vivier de talents, est surfaite ?

Un peu, oui. Ce quartier a également vu naître des voyous, mais aussi des artistes méconnus tels que le peintre Tisla qui continue à ce jour de donner des cours d’arts plastiques. Je peux dire qu’il m’a influencé avec ses croquis. Et puis, ce quartier n’est pas le seul à avoir enfanté des artistes, Hamid Zoughi est né à Derb Soltane, et remarquez que feu Rouicha n’était pas né à Hay Mohammadi.

Il paraît que Mohammed VI vous a consolé quand son père vous a dit qu’au Maroc les hommes ne dansent pas…

C’était en 93, six ans après l’incident avec Hassan II. Mohammed VI, à l’époque prince héritier, a assisté à l’une des représentations de la troupe des Arts Traditionnels qu’il appréciait beaucoup. Le spectacle s’appelait “sacrifice” et mettait en scène 170 artistes sur une musique de Ahmed Sayad. A la fin, il est monté sur scène avec Simone Veil et le président du Congo pour me féliciter.

Vous a-t-il soutenu après son intronisation ?

Il m’a invité avec mon épouse à donner des cours de danse au collège royal, mais ça n’a pas duré.

Vous arrivez à parler plus facilement de cet incident maintenant que Hassan II est mort ?

L’humiliation que Hassan II m’a fait subir me fait mal à ce jour. On aurait signé des pétitions si ça s’était passé aujourd’hui, mais à l’époque personne n’a levé le petit doigt pour me défendre, et c’est ce qui m’avait le plus atteint.

Ça vous faisait quoi de vous faire traiter de “pédé” à chacune de vos représentations au Maroc ?

Cela me faisait mal surtout par rapport à mon épouse. Mais j’ai réussi à surmonter ces insultes en imposant ma féminité en tant qu’homme hétérosexuel pendant mes représentations.

Ce piano dont vous avez fait un court métrage en 2001, il a vraiment existé ?

C’était un piano crapaud en bois vernis que j’avais loué pour 50 dirhams le mois et installé au salon familial à l’insu de mon père. Quand il l’a découvert, il était déjà devant le fait accompli. Il aurait pu le détruire mais il ne l’a pas fait.

Il vous a quand même chassé du domicile familial…

Oui. En 1964, il m’a posé un ultimatum : la danse ou la famille. J’ai choisi la danse que je suis parti étudier à l’étranger. Non seulement il n’aimait pas les arts, mais mon père était aussi un nationaliste. Après l’indépendance, tout ce qui provenait de l’étranger le répugnait.

Par contre, votre mère vous aimait tellement qu’elle vous couvrait pendant que vous ne faisiez pas le ramadan…

Je n’avais pas une excellente santé et, pendant la période du jeûne, elle me disait : “Koul a weldi, ma âandek sa’ha” (mange mon fils, tu manques de force). Le fait qu’elle me parle de la sorte m’a fait aimer Dieu.

Comment passe-t-on de la danse au cinéma ?

En passant de la cadence dansante à la cadence de l’image. Les deux éléments sont muets, ce qui les lie c’est l’animation.

Pensez-vous pouvoir tout faire ? Ce n’est pas une insulte pour ceux qui se dédient corps et âme à un seul métier ?

Chacun est libre de faire ce qu’il veut s’il est honnête vis-à-vis de lui-même. Je fais les choses que j’aime faire et je ne prétends pas qu’elles soient merveilleuses. D’ailleurs je le dis en toute modestie : je suis un cinéaste débutant.

Votre expérience en tant que directeur artistique du festival international de la danse contemporaine de Casablanca n’a pas fait long feu. Pourquoi ?

J’ai quitté ce poste tout de suite après la mort de mon fils.

Et votre projet de la maison de danse, pourquoi n’a-t-il pas abouti ?

Par manque d’argent, tout simplement. J’ai fait le travail colossal qui a consisté à rassembler les soixante meilleurs danseurs du Maroc afin de constituer une troupe typiquement marocaine. En revanche, trouver les moyens pour leur apprendre la danse dans les règles de l’art est une autre paire de manches.

Vous arrive-t-il encore de danser ?

J’ai arrêté il y a un bout de temps. Par contre, mon prochain film portera sur la danse, ce qui m’oblige à m’y replonger pour me préparer. Pas en y dansant, mais en composant des chorégraphies pour d’autres danseurs.

Comment votre film a été accueilli à la dernière édition du Festival national du film de Tanger ?

Beaucoup de spectateurs sont restés jusqu’à la fin du film, ceux qui ne veulent pas se regarder dans le miroir ont quitté la salle. Ce film fait partie de ceux qui secouent les tabous en évoquant le corps et le sexe. Une chose importante, je suis dans l’esthétique du corps. Ma devise est : pas de gratuité et surtout pas de vulgarité.

Antécédents

1944.   Voit le jour à Hay Mohammadi

1958.   Commence la danse au Conservatoire de Casablanca

1970.   Nommé soliste principal au Ballet Royal de Wallonie

1990.   Fonde la troupe des Arts Traditionnels

1999.   Crée le festival international de la danse contemporaine

2012.   Sort son deuxième long métrage Femme écrite[/encadre]
 

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