Politiques, réveillez-vous !

Par Karim Boukhari

C’est fou mais le Maroc ne compte pas suffisamment de partis politiques. Ils sont officiellement 34 et, comme dit la chanson, ça fait beaucoup. On a pourtant l’impression qu’ils ne font qu’un, ou alors deux ou trois. Et c’est peu. La bande des 34 n’exprime pas 34 sensibilités différentes, loin de là. Et tout le problème vient de là. La plupart versent dans le consensus le plus mou, à quelques variantes près. La dialectique est ressemblante, elle est globalement vieillotte et fâchée avec l’air du temps. Ce n’est évidemment pas nouveau mais, aujourd’hui, le décalage vis-à-vis de la société atteint les limites du supportable. Ce n’est plus possible et c’est même devenu dangereux. Schématiquement, le Maroc est un pays jeune dirigé par des vieux. Quand on pense que l’UNFP, ancêtre de l’actuelle USFP, le parti qui a tenu tête à lui seul au régime de Hassan II et qui a été à deux doigts de réussir LA révolution, a été à l’origine créé et dirigé par des trentenaires (les Ben Barka, Youssoufi, Bouabid, etc.), on mesure l’étendue de notre problème aujourd’hui.
Nous allons essayer de le dire autrement : depuis au moins les années 1980, beaucoup de partis sont nés vieux. Ils sont venus au monde avec des idées vieilles, et ils ont tenu un discours vieux. C’est nul.
En dehors de la gauche, de l’Istiqlal et aujourd’hui des islamistes, qui peut vraiment se targuer d’avoir un discours propre, de produire des idées politiques ou de représenter une vraie sensibilité dans la société marocaine ? Pas grand-monde. Mais encore, la gauche est aujourd’hui trop éclatée pour pouvoir impacter d’une manière durable, l’Istiqlal est resté trop lié à une gigantesque toile familiale et les islamistes ont peur… de la peur qu’ils suscitent tant chez le pouvoir que parmi les élites économiques. A eux trois, ces “pôles” ne couvrent pas tout le Maroc, voire tous “les” Maroc. La frange la plus moderne, ou moderniste, de la société marocaine, celle qui défend les idées les plus avant-gardistes (à tout hasard je cite la laïcité, le droit à l’avortement, l’abolition du baisemain ou de la peine de mort) n’est plus représentée nulle part, en dehors de certaines ONG…et de la presse indépendante. C’est que nos partis ont été rongés, c’est le cas de le dire, par le mal le plus dangereux en politique : le consensus. C’est une maladie et un cancer.
Le consensus et son corollaire, la recherche quasi maladive du compromis, sont de puissants éradicateurs. C’est ce qui défigure le visage d’un parti, ça gomme son identité et ça nous fait dire, à nous : “Ils sont tous les mêmes ! Ils ne représentent personne ! Ils ne changeront donc jamais !”…
Laissez-moi vous raconter cette anecdote. A la fin d’une rencontre informelle, le patron d’un parti politique dit important m’a apostrophé de la manière suivante : “Imaginez-vous, un seul instant, l’armée, la police, la justice ou la diplomatie entre les mains d’un Abbas El Fassi ?”. Alors j’avoue : je ne l’imagine pas ou, plus exactement, cela ne correspond pas au casting de mes rêves, mais il va bien falloir que je l’imagine ! Même si Abbas lui-même n’est pas d’accord, et il y a des chances, vous pouvez me croire !
Nous sommes donc un pays étrange, avec des hommes politiques qui refusent le pouvoir, qui ne veulent pas gouverner. Mais que veulent-ils, à la fin ? Allez comprendre quelque chose à la proposition (de réforme constitutionnelle) de ce parti qui souhaite, dans le même temps, l’indépendance de la justice… et le maintien du roi à la tête du Conseil suprême de la magistrature. Comme il n’est pas à une absurdité près, le parti explique que la présidence royale est le seul moyen de garantir l’indépendance de la justice. Et pan !
La lecture rapide des premières propositions de réforme, sur lesquelles nous reviendrons plus en profondeur la semaine prochaine, n’est guère rassurante. Elle fait ressortir que beaucoup de partis politiques n’ont pas été parmi nous depuis quelques semaines. Ils n’ont pas été de notre monde, ils n’ont pas vu et vécu les mêmes choses que nous. Pour eux, le rapport de forces n’a pas bougé et il ne s’est strictement rien passé dans le monde. Au lieu de demander l’impossible pour espérer le maximum, ils ne demandent pas grand-chose. Pourquoi ? Pour ne pas courir le risque de déplaire à qui de droit. Et ils appellent cela la recherche du consensus !
Nous avons besoin de partis politiques, oui. Pas 34 coquilles vides. Nous avons besoin, et plus que jamais, d’une gauche mais unie, jeune et ambitieuse. Fermons un instant les yeux, rêvons…