Notre pétrole à nous

Par Karim Boukhari

Ce qui vient de se passer à l’intérieur du triangle Khouribga – Youssoufia – Jorf Lasfar, que l’on peut appeler le “Maroc du phosphate”, est d’une gravité extrême. Quatre mois durant, cette zone a vécu pratiquement un état d’insurrection générale avec, d’un côté, une population qui réclame son “droit au phosphate”, en gros de l’embauche les yeux fermés et un salaire à vie, de l’autre côté un office (OCP) parfois aux abois, livré à lui-même et obligé de multiplier les acrobaties pour préserver la paix sociale sans déséquilibrer sa stratégie macroéconomique, et au milieu un Etat policier étrangement aux abonnés absents. A ce point, c’est du jamais vu. Comme vous pouvez le lire dans nos pages intérieures (“Les émeutes du phosphate”, p 22), l’anarchie a été telle que les insurgés ont pu, sur plusieurs semaines, couper pratiquement toutes les voies d’acheminement du minerai vers les ports de Safi et de Jorf Lasfar. Quand ils n’occupaient pas les lignes ferroviaires, les insurgés coupaient la route aux camionneurs dans ce qu’on peut appeler une stratégie à bascules. A l’origine de cette incroyable guérilla, dont les dégâts se montent aujourd’hui à plusieurs centaines de millions de dirhams, une simple offre formulée par l’OCP : le recrutement de près de 6000 personnes. Comment est-ce qu’une offre, qui a théoriquement de quoi faire le bonheur de tout le monde, s’est transformée en catastrophe ? Je vais vous le dire en des termes très simples.
Depuis l’arrivée de Mustapha Terrab, l’Office, qui figure parmi les derniers bijoux de famille de l’Etat marocain (le phosphate est la troisième source de devises pour le royaume, après les transferts des MRE et le tourisme), boxe dans une catégorie supérieure. La structure s’est muée en S.A., elle a changé de dimension et elle tente de se développer : entre autres en doublant sa capacité d’extraction et en triplant sa production d’engrais. D’où le besoin de recruter 5800 nouveaux employés, soit près du tiers de ses effectifs actuels. Mal lui en a pris, a priori, puisque l’offre a débouché sur une demande dix fois supérieure et que tout cela a provoqué les émeutes que vous savez…
Maintenant, plaçons-nous du côté des insurgés. Qui sont-ils ? Pour la plupart, des habitants de Khouribga, Boujniba, Youssoufia et régions. C’est le “peuple du phosphate” et la formule n’a rien de péjoratif. Tous, et c’est compréhensible, se sont sentis concernés par l’offre de l’Office et tous y prétendent légitimement. La plupart ont un parent ou un ami estampillé “OCP”. Pour tout ce peuple, le phosphate, c’est la vie, c’est leur vie, leur unique bouée de sauvetage. Un habitant de Khouribga, dont le père est un retraité des phosphates, nous a dit : “Mon père a donné sa vie pour extraire le minerai, il est retraité et il est malade, le phosphate est extrait de ma terre, et pour toutes ces raisons je mérite un emploi à l’Office”. Oui, mais s’il n’a pas le profil… A la base, le problème du phosphate, c’est ça. Un gigantesque malentendu. On a affaire à une entreprise qui veut se développer et qui ne peut pas se substituer à tous les services sociaux de l’Etat, et à un “peuple” qui a grandi avec l’idée que le phosphate lui appartient et qui n’a pas d’autres débouchés que l’Office. Ne l’oublions pas, c’est bien dans ce Maroc du phosphate que l’on recrute le plus grand nombre de candidats à l’émigration clandestine…
Et au milieu de tout cela, il y a donc l’Etat. Un Etat absent ou si peu présent. Il a choisi, depuis longtemps, de se dissoudre au profit de l’Office, devenue la mamelle de la région, celle qui goudronne les routes, construit les écoles, parraine les clubs de foot, etc. L’Etat s’est tellement oublié qu’il n’éprouve plus le besoin d’intervenir pour rétablir l’ordre public. Par crainte d’embrasement de toute la région ? Parce que les forces de l’ordre sont dédiées à contrer le Mouvement du 20 février ?
Je crois, en ce qui me concerne, que Terrab et ses équipes sont capables de résoudre leurs problèmes. Je crois aussi que le peuple du phosphate finira par comprendre que les temps ont changé. La balle est dans le camp de l’Etat, c’est lui le premier responsable de cette cascade de malentendus qui réduit les bienfaits de l’une des seules richesses du sous-sol marocain : le phosphate, notre pétrole à nous.