Mamfakinch

Par Karim Boukhari

Cela peut prêter à sourire mais une révolution, au fond, ça ressemble à une finale de Champions League. Ou à une partie d’échecs. C’est un combat tactique, mental, à l’issue incertaine, ça joue, ça déjoue, il y a des moments forts, des périodes de doute et de flottement, des money time, des erreurs d’arbitrage, des occasions loupées et des injustices, des coups de pouce du destin, de la réussite, ça monte et ça redescend, ça passe du tout au tout. Et à la fin ce n’est pas forcément le plus fort qui gagne mais le plus déterminé, celui qui y croit le plus, dont la cause est la plus juste. Ça se joue au mental. Et ça bascule à la faveur d’un détail.
N’ayons pas peur des mots et disons-le tout net : la marche du 20 mars est une grande victoire pour la jeunesse de ce pays. Parce que cela s’est passé exactement comme la jeunesse l’a souhaité. Sans autorisation, pacifiquement, dans un ordre et une organisation quasi parfaits, et avec un gros succès populaire à la clé. C’est un exploit et c’est d’autant plus fort que ce n’était pas gagné d’avance. Scannons le Maroc de mars 2011 et celui de décembre 2010. Les deux n’ont plus rien à voir ensemble et il suffit d’ouvrir les yeux pour le réaliser. Qui aurait dit, qui aurait risqué un dirham, qui aurait cru qu’on en serait là ? Je vais vous le dire : personne ! Alors oui, ils l’ont fait, ils l’ont réussi et, comme l’appétit vient en mangeant, je suis persuadé que cette victoire en appellera d’autres. “Ils”, c’est les jeunes, ceux du 20 février et du 20 mars, c’est ce Maroc de demain qui commence à poindre le bout du nez et qui dit : “Non, stop, baraka, mamfakinch”.
Examinons à présent le détail. Et arrêtons-nous sur l’humain puisque c’est le plus important. Le 20 mars a été, pour ceux qui sont descendus dans la rue, une extraordinaire charge émotionnelle. Il y a eu des moments, pendant la longue, longue marche, où l’on a été ivres de bonheur. Oui, on a vibré. Malgré notre cynisme, notre réserve et notre recul. On a marché et on a vibré. Mais, diable, comment ne pas vibrer en regardant ces familles qui défilent au complet, enfants, parents et grands-parents, main dans la main, radieux, tranquilles, galvanisés comme dans une belle procession religieuse. Comment ne pas vibrer quand on voit des riverains quitter leurs appartements et descendre en pyjamas pour mettre des bouteilles d’eau à la disposition des marcheurs. Et que dire du spectacle de ces jeunes, qui ont tout l’air d’un public de foot, je-m’en-foutiste et casseur, qui improvisent une chaîne humaine pour défendre l’inviolabilité des enseignes publiques ou organiser le ramassage des ordures. Comment ne pas frissonner quand, à la vue de la foule qui chantait des hymnes pour restaurer l’honneur de la femme marocaine, une vieille grand-mère, perdue dans la foule, brandit le poing de la victoire avant de porter la main sur la bouche pour empêcher un sanglot d’éclater…
C’est des détails comme ça qui font avancer ce grand schmilblick qu’est le Maroc en lui bottant gentiment le derrière. Et c’est des détails comme ça qui me font dire, en toute humilité : oui, ça va prendre, ça risque de prendre, ça a suffisamment de force et de vérité pour prendre.
S’il y a un pronostic à faire, ça pourrait être celui-là : il y aura d’autres marches, des slogans plus directs, et un peuple plus nombreux pour les porter. C’est cela qu’il faut retenir et c’est avec cela qu’il va falloir composer.
Il faut bien comprendre une chose essentielle : depuis le 20 février, c’est un autre Maroc, très jeune et très peu politisé, qui donne de la voix. Il a fondé un “parti” qui ne dit pas son nom et il voit que son parti obtient du résultat. Il fait du chiffre. Il est tout bon. Comment voulez-vous que ce nouveau “parti”, plus performant que toute la classe politique réunie, accepte de se dissoudre et de renvoyer ses membres chez leurs parents ? Comment voulez-vous que tous ces jeunes, qui se sont trouvé une raison de vivre, lâchent le morceau et rentrent dans leur coquille comme on se réveille avec une vilaine gueule de bois ?
Il y a mille et une leçons à retenir de ce qui vient de se passer au Maroc en à peine un mois. La plus forte et la plus immédiate de ces leçons se trouve aussi être la plus simple. Elle crève les yeux. Le changement aura lieu non pas parce que, selon une certaine terminologie, “les Marocains ne sont pas prêts”, mais juste parce qu’ils le veulent. C’est suffisant.