De quoi demain sera-t-il fait ?

Par Karim Boukhari

Combien de temps Housni Moubarak va-t-il pouvoir tenir ? Ne risque-t-il pas d’être lâché par les Américains, pour peu que ces derniers “cautionnent” un nouveau raïss capable de bien gérer les frontières avec Gaza et de garder la paix avec Israël, deux conditions nécessaires pour éviter l’embrasement de tout le Proche-Orient ? Qu’est-ce qui est le mieux pour l’Egypte : qu’un Moubarak reste ou qu’il parte ? Avec, par ricochet, quelles conséquences pour le monde arabe ? Si Moubarak craque, à quoi ressemblera l’Egypte demain ? Le pays le plus important, symboliquement, de tout le monde arabe risque-t-il de devenir islamiste ? Que deviendrait alors le Liban, la Jordanie, le Yémen, la Syrie, etc. ? Combien de temps les pétromonarchies du Golfe vont-elles, à quelques exceptions près (le Koweït), rester fermées aux principes universels de la démocratie et des droits de l’homme ? La démocratie en terre arabe peut-elle être ce piège qui ouvrirait la voie à des régimes de Talibans ? L’islam politique est-il, vraiment, la seule alternative à la dictature ? La seule force capable de fédérer les peuples arabes ? Est-il définitivement fâché avec la démocratie ? La modernité ? L’universalité ? Est-il envisageable à la porte du seul “Etat juif” du monde ? Et puis de quel islam parlons-nous : le wahhabite – salafiste, tendance Arabie Saoudite, ou le laïc, façon turque ? Quelle sera l’attitude de l’Iran face à tout cela et se dirigera-t-on vers une guerre ouverte entre sunnites et chiites en terres d’islam ? Et que dire du Maghreb, qui ne sait pas encore de quoi ses lendemains seront faits et se tient sans boussole, au milieu de la route ? Que dire de l’Algérie qui, pour échapper au péril islamiste, a choisi de tuer la démocratie et voit s’éloigner toute perspective de stabilité ? Que dire du Maroc, notre Maroc, qui a tenté quelques ouvertures politiques, qui lance à peine le chantier du développement humain et qui ne sait plus s’il doit accélérer la cadence des réformes ou continuer d’avancer en tirant le frein à main ?
Le roi Mohammed VI avait expliqué, dans l’une de ses premières interviews, qu’il avançait à la vitesse des Marocains : cette vitesse a-t-elle changé entre-temps ? Dispose-t-on d’outils de sondage, et de marge de liberté suffisante, pour pouvoir mesurer cela ? Le principe de garder la même vitesse est-il toujours le bon ? S’agira-t-il, comme nous pouvons raisonnablement le souhaiter pour la monarchie, d’aller plus vite pour anticiper sur les changements et les bouleversements à venir ?
La série de secousses qui traversent le Maghreb a quelque chose de bon. Elle peut nous ouvrir les yeux sur une réalité universelle : aucun pays n’a avancé sans liberté d’expression et sans liberté tout court. Nous comprenons la sensibilité de la question mais nous sommes convaincus que tous les risques liés à cette liberté (déchets techniques et dérapages incontrôlés, érosion de la sacralité de certaines institutions morales ou physiques) ne pèsent pas lourd face aux avantages que nous pouvons en tirer. La clé, elle est là. La liberté est un préalable. Quand on la refuse à un peuple, il finit par l’arracher. Et comme l’appétit vient en mangeant, Dieu sait jusqu’où la colère et la frustration cumulées peuvent nous mener…
Nous le savons et vous le savez. Le Maroc a la chance d’avoir un chef d’Etat aimé, sincèrement, par son peuple. C’est important et ça compte. Parce que cela ne va pas de soi. Maintenant, cet amour sincère représente-t-il une garantie suffisante contre tout risque d’embrasement ? Ne doit-il pas, ne mérite-t-il pas d’être accompagné de mesures audacieuses, à commencer par ce qu’on peut appeler “l’extension du champ des possibles”, concrètement l’élargissement des espaces de liberté ?
Nous réalisons aujourd’hui que toutes ces questions intéressent les Marocains, tous les Marocains. Le débat, qui a longtemps été confisqué par les élites intellectuelles et la nomenklatura militaro-sécuritaire, se déplace chez Monsieur et Madame tout le monde. C’est comme si nous étions revenus dans les années 1960 quand un vent de gauche soufflait sur le royaume, et il est tout à fait heureux de voir que le débat politique “descend” de nouveau dans la rue, il investit les cafés populaires et tous les espaces publics, il s’invite chez toutes les familles et alimente les conversations que peut tenir un homme qui n’a jamais lu un livre. Tant mieux.