Amalgames

Par Karim Boukhari

En choisissant la matraque pour disperser une marche organisée par près de 8000 médecins (lire article p.26), le Pouvoir envoie un message très clair : la récréation est finie et plus aucune manifestation publique ne sera tolérée. Nous sommes dans quelque chose de nouveau et ce changement d’attitude est peut-être dû à une réévaluation des rapports de forces : le Pouvoir estime sans doute que c’est le moment où jamais d’isoler le Mouvement du 20 février, de le diaboliser en laissant croire que les islamistes d’Al Adl Wal Ihsane l’ont complètement phagocyté, et de légitimer ainsi le recours à la violence policière. Cela revient à faire d’une pierre deux coups : la même matraque “gratifiera” et la Jamaâ et le 20 février, considérés comme les deux principaux pourvoyeurs en manifestants.
Le timing n’est pas innocent. Le flottement sécuritaire qui a caractérisé les mois de février et mars est loin derrière nous, et nous sommes à quelques semaines du référendum. Nous nous dirigeons, selon toute vraisemblance, vers le scénario suivant : quand le peuple ira voter majoritairement oui à la nouvelle Constitution, les “marcheurs” seront démocratiquement hors-jeu. Ils seront désignés comme une minorité qui ne respecte pas la volonté populaire, un repaire d’extrémistes animés par des rêves d’anarchie et de chaos… Bref, un ennemi national qui veut tuer la démocratie et qu’il est légitime et “moral” de mater par tous les moyens.
En plus de nous exposer à ce scénario-catastrophe, la politique de la matraque repose sur un diagnostic erroné. Le Pouvoir se trompe quand il semble croire que la colère est simplement une parenthèse, une sorte d’abcès qu’il convient de circonscrire avant de le crever. Ce raisonnement s’appuie, comme on l’a vu, sur l’amalgame 20 février = Al Adl Wal Ihsane. Il s’appuie aussi sur le fait que la configuration sociologique du marcheur-type a beaucoup évolué : en février, le marcheur ressemblait à un jeune homme lisse et bien sous tous rapports, aujourd’hui il porte une barbe et ressemble presque à un kamikaze.
En faisant mine de “réduire tout ça à ça”, le Pouvoir oublie un élément fondamental : si les marcheurs d’hier sont de plus en plus nombreux à rester chez eux, ils n’ont pas décoléré pour autant. Ils ne marchent plus parce qu’ils ont peut-être peur de la matraque, qu’ils se posent des questions et qu’ils attendent (la nouvelle Constitution, les futures élections, etc.). Mais tous ces freins sont conjoncturels et peuvent être levés à n’importe quel moment. Parce que le plus important, la colère, est là !
Je ne crois pas un seul instant que la politique de la matraque arrivera à “tuer” cette colère. Elle promet au contraire de la renforcer. Les semaines et les mois à venir risquent par ailleurs d’être riches en motifs de manifestation : il y a le politique (campagne pour le référendum, plus tard pour les élections anticipées), le social (la colère des médecins peut se propager à d’autres corps de métier), sans oublier l’international (la chute annoncée des régimes libyen et syrien, pour ne citer que ceux-là). La combinaison de tous ces éléments peut décupler le nombre de marcheurs et cela, disons-le clairement, n’a strictement rien à voir avec la soi-disant “islamisation” du Mouvement du 20 février.
Qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur des partis, les démocrates doivent rester vigilants. Il faut qu’ils donnent de la voix. Ils faut qu’ils réalisent, surtout, que l’amalgame 20 février = islamistes peut nous coûter très cher. Le 20 février n’est pas et ne sera jamais islamiste, pour la simple raison qu’il ne repose pas sur une idéologie. Ce qui relie les membres du mouvement et les fédère, c’est la colère et la volonté de changement. C’est un phénomène transversal qui dépasse les clivages politiques ou idéologiques. La politique de la matraque, et sa cascade d’amalgames, est une très mauvaise réponse.